Klingsor
Biographie fictive d'un grand artiste insignifiant, Klingsor nous fait suivre, des terres de Västerbotten jusqu’à Stockholm et Paris, où il observe les écoles d’art depuis le coin des rues, sans jamais oser y mettre les pieds, l'itinéraire d'un homme ayant consacré sa vie à peindre un seul et même motif. Interrogeant les possibilités et les limites de l'art, le dernier roman de Torgny Lindgren est un autoportrait singulier et savoureux de l'artiste en monomaniaque.
Extrait
L’agent immobilier : C’est inhabité depuis une éternité, ici.
Nous : Mais c’est bien ici qu’il est né ?
L’agent : Oui, ici, ça devait être la chambre à coucher. À ce qu’on dit, Hanna Gralin aurait coupé le cordon.
Nous : Hanna Gralin ?
L’agent : Elle n’était pas vraiment sage-femme, mais disons qu’elle maîtrisait l’art. Et d’innombrables enfants étaient nés ici, dans la maison Klingsor. Les gens se font passer pour ceci ou pour cela.
Nous : Aurait-elle vu quelque chose de remarquable ? De spécial ? Serait-il né coiffé ? Des doigts en surnombre ? Une hésitation sur le sexe ? Une membrane moirée sur les yeux ?
L’agent : Pour autant qu’on sache : rien de remarquable.
Nous (dans la cuisine, devant les hautes fenêtres) : Là-bas, au-delà du lac, la montagne, elle porte un nom ?
L’agent : Le mont du Chien. Et derrière le mont du Chien, il y a le mont du Gant. Et derrière le mont du Gant, il y a un autre mont. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite.
Nous : Il a dû se tenir à genoux sur la banquette pour les regarder.
L’agent : Ça aussi, c’est possible.
Nous : Le mont du Gant et ainsi de suite ? Le mont du Chien et ainsi de suite ? Les tons bleus ?
L’agent : Exactement. Et ainsi de suite.
Nous : Cela dit, il n’a jamais peint les monts, n’est-ce pas ?
L’agent : Pour autant qu’on sache, non, ça ne s’est pas fait. La maison vous intéresse, sérieusement ?
Nous : Personne ne veut l’acheter, tout de même ?
L’agent : Jusqu’ici, non. Mais vous avez demandé à la voir. Elle est à vendre. En dessous du prix imposable.
Nous : Nous avons demandé à voir la maison des Klingsor. L’objet de notre visite, ce sont les Klingsor. En premier lieu Klingsor le peintre.
L’agent : Oui, et c’est bien la maison Klingsor, construite par Klingsor l’ancien.
Nous : Klingsor l’ancien ?
L’agent : Il est arrivé. Il a planté le carré de pommes de terre. C’est Klingsor l’ancien qui l’a construite.
Nous : Il a construit la maison ?
L’agent : Oui, c’est ça.
Nous (notant en permanence ce que nous voyons
et entendons. Nous cherchons du regard un objet sur lequel s’asseoir, une chaise, n’importe quoi, mais la pièce est entièrement vide. Nous essayons aussi de comprendre où peuvent bien mener les trois portes), nous demandons : Laquelle était sa chambre ?
L’agent : Personne n’avait de chambre en particulier. D’ailleurs, il n’avait rien de particulier. À ce moment-là. C’est là, dans cette pièce, que se serait trouvé l’immense métier à tisser.
Nous : Un métier à tisser ?
L’agent : Le métier à tisser de Klingsor l’ancienne. Qu’il avait fait.
Nous : La porcelaine était rangée dans ce placard ? Au-dessus de l’évier ?
L’agent : Probablement. C’était toujours comme ça. Vous êtes de la famille ?
Nous : Non, pas directement.
L’agent : La famille serait formidablement étendue. En Amérique du Nord. À Stockholm. Sur la côte de Botnie du Nord. Mais seuls les Klingsor se présentaient comme des Klingsor.
Nous : Nous sommes dispersés, voilà tout. La dispersion, c’est la seule chose qui nous unisse.
L’agent : Il n’y a pas de honte à ça. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Nous : De quoi ?
L’agent : De la maison.
Nous : Le tableau, là, à côté du conduit de che-
minée... Le sucrier... Il est de lui ?
L’agent : Quelqu’un l’a accroché là. À l’occasion.
Quand il avait été dans le journal. À l’époque où il était célèbre.
Nous : C’est le seul ?
L’agent : L’idée, c’était de faire un musée. Un musée Klingsor.
Nous : Un seul tableau ? Rien de plus ?
L’agent : Jusqu’ici. Mais quelle importance... De toute façon, il ne faisait que repeindre le même tableau chaque fois.
Nous : Oui, en apparence. On pourrait être porté à le croire.
L’agent : À quoi ça servirait, d’ailleurs ? Ce qu’il voulait vraiment, lui...
Nous : Il voulait changer le monde.
(Peinture à l’huile sur panneau, Tasse à café aux volutes bleues, 32 × 29 cm, signée, 1941.)
L’agent : On vous donne la maison. À condition que vous en preniez soin.
Nous : Non, pas la maison. Pour nous, seul l’artiste compte.
L’agent : Avant lui, personne n’était artiste.
L’auteur : C’est nous qui allons écrire l’histoire de sa vie.
L’agent : Mais il n’est plus célèbre, si ?
(Ils circulent parmi les petites pièces, les portes sont toutes ouvertes, les vitres, brisées, les sols, maculés de chiures d’oiseaux ; à travers la toiture en tavaillons et en écorce de bouleau, le soleil filtre. Dans l’évier, ils trouvent un nid de rat abandonné.)
Nous : Il y a une odeur de goudron partout, dans cette maison.
L’agent : De goudron ou de brai gras. Ou de térébenthine. C’est ce qui la rend un peu spéciale.
Nous : Toutes les maisons et toutes les vies ont leur signification propre. Il faut les interpréter.
L’agent : D’abord, ce sont les toits qui cèdent. Puis les fenêtres. Côté nord, les murs s’effondrent. Les bâtiments sont anéantis. C’est comme ça.
Nous : Nous n’avons pas beaucoup de temps. Ni nous ni les maisons.
L’agent : À terme, rien de tout cela n’a de sens.
Cela nous fit penser à quelque chose que Klingsor nous avait dit bien longtemps auparavant : “Pourquoi l’homme se putréfie-t-il après la mort, pourquoi ne se cristallise-t-il pas ?”