Une vie dans les mots
À travers cet entretien aussi loyal qu’approfondi qui aborde l’œuvre sur un mode thématique, le lecteur revisitera l’univers des fictions de Paul Auster dont il découvrira des aspects inédits ou encore insuffisamment identifiés. Il s’agit là d'un dialogue ouvert, d’une œuvre collaborative dans laquelle Paul Auster s’est investi de manière authentique, notamment pour rester fidèle à l’ADN si spécifique de ses romans, dont chacun constitue un voyage en terres inconnues – pour lui-même, comme pour le lecteur. Un ouvrage indispensable pour les nombreux lecteurs que son œuvre d’exception a valu au grand écrivain américain.
Extrait
Éclaircir les choses
INGE B. SIEGUMfELDT : Dans votre dernier roman, Sunset Park, l’un de vos personnages, Morris Heller, note dans son journal intime : “Les écrivains ne devraient jamais parler à des journalistes. L’entretien est une forme littéraire dégradée qui ne sert à rien d’autre qu’à simplifier ce qui ne devrait jamais l’être (280)*.” Si vous partagez l’avis de Heller – et il n’y a pas de raison de penser que ce n’est pas le cas –, pourquoi avez-vous accepté de participer à une conversation qui prendra, au moins partiellement, la forme d’une interview ?
PAUL AUSTER : Heller faisait référence aux interviews courtes et superficielles que les écrivains se retrouvent contraints de donner pour répondre aux attentes de leurs éditeurs – avec des journaux et des magazines, à la radio, à la télévision et sur internet : dans les médias dits de masse. Ces conversations ont un lien direct avec le commerce, la promotion des livres. Heureusement, vous n’êtes pas journaliste. Vous êtes une vraie lectrice, une professeure de littérature, et lorsque vous m’avez proposé de réaliser ce projet ensemble, que vous avez décrit comme une “biographie de mon travail”, j’étais intrigué. Hésitant aussi, bien entendu, mais intrigué.
IBS : Pourquoi hésitant ?
PA : Une réticence naturelle, je suppose. Outre le fait que je ne me sens pas compétent pour parler de mon propre travail. Je suis tout à fait incapable d’en discuter d’un point de vue critique. Les gens me demandent pourquoi et je ne peux jamais leur répondre. Comment peut aussi être très problématique.
IBS : Et néanmoins, vous êtes en train de me parler.
PA : Oui, parce que vous avez accepté de circonscrire les questions au quoi, au quand et au où. J’espère qu’il sera possible d’aborder ce genre de questions. En essayant d’y répondre, peut-être de belles choses se produiront-elles, peut-être ferai-je d’intéressantes découvertes en chemin.
IBS : Vous avez également dit que vous considériez ce projet comme une occasion d’“éclaircir les choses”.
PA : Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il m’est arrivé de constater que mes livres avaient été très mal compris, du fait d’erreurs si monumentales que je me sens en devoir de les rectifier. Je ne parle pas de goûts ou d’interprétations, mais d’éléments purement factuels. Outre un bon paquet d’articles, un certain nombre d’ouvrages universitaires – une quarantaine environ – ont été publiés sur mon travail. Certains d’entre eux me sont envoyés. Je ne les lis pas. Je les parcours rapidement avant de les refermer et de les ranger sur une étagère. Il y a deux ou trois ans toutefois, j’étais en train de parcourir l’un de ces livres que je venais de recevoir quand mes yeux sont tombés sur l’affirmation déconcertante selon laquelle tous mes livres autobiographiques – L’Invention de la solitude, Le Carnet rouge et Le Diable par la queue – étaient en réalité des œuvres de fiction, des inventions, des espèces de romans. J’en fus stupéfait et attristé aussi. J’ai consacré tant d’efforts à l’exploration des souvenirs de ces expériences, j’ai tout fait pour m’efforcer d’être honnête dans ce que j’écrivais, alors que tout ceci soit transformé en une espèce de jeu habile et postmoderne m’a laissé sans voix. Comment pouvait-on se tromper à ce point ? Je voudrais donc une fois pour toutes déclarer, de façon formelle, que mes romans sont des fictions et mes écrits autobiographiques, des essais. Voilà pour commencer.
IBS : Et l’autre raison ?
PA : Pour en finir avec un certain nombre d’idées tordues sur ma supposée influence sur le travail de Siri*. Depuis longtemps, il est parfois expliqué à tort, aussi bien dans la presse écrite que sur internet, que c’est moi qui lui ai fait connaître freud et la psychanalyse, que je lui ai appris tout ce qu’elle sait sur Lacan, que je lui ai fait découvrir les théories de Bakhtine, et ainsi de suite. Tout ceci est faux. Quand le premier roman de Siri fut publié, un journaliste lui a même dit – en face – qu’il n’était pas possible qu’elle ait écrit ce livre et qu’il devait donc avoir été écrit par moi. Peut-il y avoir plus grande insulte ? Cet homme en voulait-il aux femmes au point de ne pouvoir tout simplement pas croire qu’une belle femme soit aussi une personne intelligente et une romancière talentueuse ? Voici les faits : j’ai huit ans de plus que Siri, et quand nous avons commencé à vivre ensemble en 1981, elle n’avait que vingt-six ans. Elle écrivait de la poésie et travaillait énormément sur sa thèse d’anglais. Comme elle n’obtint son doctorat qu’en 1986 et que son premier roman ne fut publié qu’en 1992, j’étais déjà assez connu quand elle fit son entrée sur la scène littéraire. Certaines personnes ne le supportèrent pas – deux romanciers sous le même toit ! – et ainsi a débuté la rumeur qui voulait que je dirige une espèce d’usine littéraire à Brooklyn. Une fabuleuse absurdité. Siri fait partie des personnes les plus intelligentes que je connaisse. C’est elle l’intellectuelle de la famille, pas moi, et tout ce que je sais de Lacan et Bakhtine par exemple, c’est elle qui me l’a appris. À dire vrai, je n’ai lu qu’un court essai de Lacan, “La Lettre volée” dans le numéro de la revue Yale French Studies sur le poststructuralisme – et cela date de 1966. Quant à Freud et la psychanalyse, cela me fait bien rire. Siri lit freud très sérieusement depuis qu’elle a quinze ans et au mois de mai de cette année, elle a été invitée à donner la trente-neuvième conférence annuelle de l’université Sigmund-freud à Vienne. Il n’y a qu’une seule personne sans un diplôme de médecine qui ait été invitée avant elle, alors tout de même. Son livre La Femme qui tremble, publié en 2009, a eu un tel retentissement dans le monde de la médecine, des neurosciences et de la psychiatrie que c’est à l’unanimité que le comité de l’université freud a choisi de l’inviter pour cette conférence.
IBS : Oui, je l’ai entendue parler devant une salle remplie de chercheurs dans différents domaines. Elle est très érudite et impressionnante. Avez-vous encore quelque chose à ajouter pour éclaircir les choses ?
PA : Non, je ne crois pas. Je pourrais continuer, mais j’en ai probablement dit assez.
IBS : Alors êtes-vous prêt à parler de votre travail ? PA : Absolument, allons-y.