Le roman de Tyll ulespiègle
Avec cette fresque historique géniale et décalée, Daniel Kehlmann réinvente la légende de Till l’Espiègle, figure incontournable de la culture européenne, et nous plonge au cœur de la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Suite à la condamnation de son père pour sorcellerie, Tyll Ulespiègle fuit son village natal en compagnie de son amie Nele. Ensemble, ils embrassent la liberté mais aussi les difficultés de la vie de saltimbanques et voyagent à travers un pays ravagé par les guerres de religion. Arpenteurs d’un monde vacillant sur ses bases, ils nous entraînent dans un roman plein de surprises et de résonnances actuelles, éloquent, moderne et exaltant.
Extrait
La guerre n’était pas encore arrivée jusque chez nous. Nous vivions dans la crainte et l’espoir, en tâchant de ne point attirer la colère de Dieu sur notre ville entourée de remparts, avec ses cent cinq maisons, son église et son cimetière où nos ancêtres attendaient le jour de la Résurrection.
Nous priions beaucoup pour tenir la guerre à distance. Nous priions le Tout-Puissant et la bonne Vierge, nous priions la maîtresse de la forêt et les gnomes de minuit, saint Gervin, saint Pierre le gardien, Jean l’évangéliste et, pour plus de sûreté, nous priions aussi la Vieille Mela qui sillonne les cieux avec son escorte, dans les nuits âpres où les démons déambulent librement. Nous priions les créatures à cornes des temps anciens et l’évêque Martin, qui avait partagé son manteau avec le mendiant gelé, si bien qu’ils eurent froid tous les deux pour faire plaisir à Dieu, car un demi-manteau en hiver, ça sert à quoi, sans oublier bien sûr saint Maurice, qui avait choisi la mort avec toute sa légion pour ne pas renier sa foi en un Dieu unique et juste.
Deux fois par an, nous recevions la visite du collecteur des impôts, qui semblait toujours étonné de nous voir en vie. De temps à autre, des marchands venaient aussi chez nous mais, comme nous n’achetions pas grand-chose, ils passaient vite leur chemin et ça nous allait bien. Nous n’avions besoin de rien en provenance du vaste monde et nous ne pensions pas à lui, jusqu’à ce matin où une charrette bâchée et tirée par un âne s’est avancée dans notre grand-rue. C’était un samedi et le printemps depuis peu, l’eau de la fonte des neiges faisait enfler la rivière et nous avions semé le grain dans les champs qui n’étaient pas en jachère.
Une tente en toile de voile rouge était déployée sur la charrette. Une vieille femme était accroupie devant. Son corps ressemblait à un sac, son visage à du cuir, ses yeux à de minuscules boutons noirs. Derrière elle, une femme plus jeune, brune, avec des taches de rousseur. Sur le siège du cocher, un homme que nous reconnûmes alors qu’il n’était jamais venu ici et, lorsque les premiers se souvinrent et crièrent son nom, d’autres se souvinrent aussi et on entendit bientôt des quantités de voix s’écrier de toutes parts : Tyll est là ! Tyll est venu ! Regardez, c’est Tyll ! Il ne pouvait s’agir que de lui.
Les tracts parvinrent même jusque chez nous. Ils arrivaient par la forêt, emportés par le vent, apportés par les marchands – dans le vaste monde, on en imprima plus qu’on ne pouvait en compter. Il y était question de La Nef des fous et de l’immense bêtise des curés et du méchant pape de Rome et du diabolique Martinus Luther de Wittenberg et du sorcier Horridus et du Dr Faust et de Gavin le héros de la Table ronde et justement de lui, Tyll Ulespiègle, venu nous voir en personne. Nous connaissions son pourpoint bigarré, sa capuche déformée et son manteau en peau de veau, nous connaissions son visage émacié, ses petits yeux, ses joues creuses et ses dents de lapin. Son pantalon était en bon tissu, ses chaussures en cuir de qualité, mais il avait des mains de voleur ou de greffier, des mains qui n’avaient jamais travaillé ; la droite tenait la bride, la gauche le fouet. Ses yeux étincelaient, il saluait par ici et par là.
— Et toi, comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à une petite fille.
La petite ne dit rien car elle ne comprenait pas que quelqu’un de célèbre puisse lui adresser la parole.
— Vas-y, réponds !
Lorsqu’elle dit en bafouillant qu’elle s’appelait Martha, il se contenta de sourire, comme s’il le savait depuis toujours.
Il lui demanda alors avec une grande attention, comme si c’était important pour lui :
— Et tu as quel âge ?
Elle se racla la gorge et le lui dit. Au cours des douze années de sa vie, elle n’avait jamais vu d’yeux comme les siens. Des yeux comme ceux-là, il y en avait peut-être dans les villes libres de l’Empire et à la cour des grands de ce monde, mais jamais quelqu’un avec des yeux pareils n’était venu chez nous. Martha ignorait jusque-là que le visage d’un homme pouvait exprimer une telle force, une telle ardeur d’âme. Un jour, elle raconterait à son mari et, bien plus tard encore, à ses petits-enfants incrédules qui prendraient Tyll Ulespiègle pour un vieux personnage de légende, qu’elle l’avait vu en personne.
La charrette l’avait dépassée, son regard avait déjà glissé sur autre chose, d’autres gens au bord de la route. Tyll est venu ! entendit-on à nouveau depuis la chaussée et Tyll est là ! aux fenêtres et Tyll est arrivé ! depuis la place de l’église, vers laquelle se dirigeait maintenant sa charrette. Il fit claquer son fouet et se leva.
En un rien de temps, la charrette se transforma en scène. Les deux femmes replièrent la tente, la jeune noua ses cheveux en chignon, posa une petite couronne dessus, jeta un morceau d’étoffe pourpre sur ses épaules, la vieille se plaça devant la charrette, éleva la voix et entonna une rengaine. Son dialecte semblait provenir du Sud, des grandes villes de Bavière, et il n’était pas facile à comprendre, mais nous avons quand même compris qu’il s’agissait d’une femme et d’un homme qui s’aimaient et ne pouvaient pas se rejoindre parce qu’une étendue d’eau les séparait. Tyll Ulespiègle prit un tissu bleu, s’agenouilla, le jeta tout en le retenant d’un côté, de sorte qu’il se déplia en claquant ; il le ramena vers lui et le rejeta, le ramena, le rejeta, et vu comment il était agenouillé d’un côté et la femme de l’autre, avec ce bleu qui ondulait entre eux, on aurait dit qu’il y avait vraiment de l’eau, et les vagues montaient et descendaient tellement qu’aucun bateau ne pouvait naviguer dessus.
Lorsque la femme se redressa et regarda les grosses vagues, le visage figé par la peur, nous nous sommes aperçus d’un coup combien elle était belle. Debout là, les bras tendus vers le ciel, elle semblait ailleurs, et aucun de nous ne pouvait détacher son regard d’elle. Du coin de l’œil seulement, nous avons vu son amant bondir, danser, gesticuler, brandir son épée et combattre dragons, ennemis, sorcières et méchants rois, sur le rude chemin qui le menait à elle.
La pièce dura jusque dans l’après-midi. Et nous avions beau savoir que les vaches avaient mal aux pis, aucun de nous ne s’impatienta. La vieille récitait heure après heure. Il nous paraissait impossible de retenir autant de vers et certains d’entre nous la soupçonnèrent de les inventer en chantant. Pendant ce temps, le corps de Tyll Ulespiègle était toujours en mouvement, on aurait dit que ses semelles ne touchaient jamais le sol ; chaque fois que nous le repérions, il se trouvait à un autre endroit de la petite scène. À la fin, il y eut un malentendu : la jolie femme s’était procuré du poison pour faire semblant d’être morte et ne pas être obligée d’épouser son méchant tuteur, mais le message adressé à son amant et qui expliquait tout s’était perdu en route et lorsque lui, le vrai fiancé, l’ami de son âme, finit par se retrouver devant son corps inerte, l’effroi le frappa comme la foudre. Il resta là un long moment, comme gelé sur place. La vieille se taisait. Nous entendions le vent et les vaches qui meuglaient. Personne ne respirait.
Pour finir, il sortit son couteau et se frappa la poitrine. C’était étonnant, la lame disparut dans sa chair, un foulard rouge jaillit de son col comme un flot de sang et il expira dans un râle à côté d’elle, tressaillit une dernière fois, ne bougea plus. Il était mort. Il tressaillit encore une fois, s’assit, s’effondra de nouveau. Tressaillit encore, ne bougea plus et cette fois, c’était pour de bon. Nous avons attendu. Bel et bien. Pour de bon.
Quelques secondes plus tard, la femme se réveilla et remarqua le corps sans vie à côté d’elle. Au début, elle n’arriva pas à y croire, elle le secoua, puis elle comprit et, de nouveau, elle n’arriva pas à y croire, puis elle pleura comme si plus rien n’irait jamais bien sur cette terre. Après quoi elle lui prit son couteau et se tua à son tour, et nous avons admiré une fois de plus le rusé dispositif et cette lame qui s’enfonçait dans sa poitrine. À présent, il ne restait plus que la vieille qui récita encore quelques vers que nous n’avons pas vraiment compris, à cause du dialecte. Sur quoi la pièce a pris fin et beaucoup d’entre nous pleuraient encore, alors que les morts s’étaient relevés depuis longtemps et s’inclinaient.