Le papillon de nuit

Auteur : Katja Kettu
Editeur : Actes Sud
En deux mots...

Village de Lavra, Russie, 2015. Verna débarque en pays mari après avoir reçu une lettre de son père l’implorant de le rejoindre. Ce respectable professeur d’ethnographie avait quitté la Finlande dans le but de lever le voile sur le destin tragique de sa mère, morte dans le Goulag de Vorkouta. Mais Verna arrive trop tard. Le corps mutilé de son père vient d’être retrouvé sans vie. Au fond de sa gorge, parfaitement conservé, on découvre un papillon de nuit.

Roman traduit du finnois par Sébastien Cagnoli
23,00 €
Parution : Février 2020
416 pages
ISBN : 978-2-3301-3103-6
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Présentation de l'éditeur

Petsamo, Finlande, 1937. Fille du redoutable Henrik Malinen, chef des gardes-frontières et homme le plus puissant de la région, Irga a quinze ans quand elle tombe enceinte de Dent-de-Loup, un agitateur communiste. Persécutée par les villageois qui la forcent à lécher une barre de fer gelée avant de lui trancher la langue, la jeune fille s’enfuit en Union soviétique afin de se rendre auprès de son bien-aimé mais est accusée d’espionnage et de sabotage par les autorités locales. Mutique et incapable de se défendre, elle est condamnée à vingt-cinq ans de travaux forcés dans le Goulag de Vorkouta.

Village de Lavra, Russie, 2015. Verna débarque en pays mari après avoir reçu une lettre de son père l’implorant de le rejoindre. Ce respectable professeur d’ethnographie avait quitté la Finlande dans le but de lever le voile sur le destin tragique de sa mère, morte à Vorkouta. Mais Verna arrive trop tard. Le corps mutilé de son père vient d’être retrouvé sans vie. Et au fond de sa gorge, parfaitement conservé, on découvre un papillon de nuit.

Le sublime et le sordide cohabitent dans l’univers littéraire de Katja Kettu, qui mêle singulièrement faits historiques et ethnographiques avec des éléments de thriller. Un cocktail délibérément répulsif et envoûtant qui immerge le lecteur dans la misère des camps, la mythologie marie et les rencontres sexuelles torrides. Sa façon à la fois truculente et insaisissable de composer puise dans la tradition du grotesque nordique, avec une pointe de réalisme magique.

Extrait

Petsamo, 1937

Je suis la fille du Dieu Blanc et vous ne m’attraperez pas. J’arpente les neiges du mont de la Vierge pour sauver ma vie et celle de mon enfant. Au fond du vallon, les chiens de chasse aboient, les cris des poursuivants résonnent :
— La putain s’enfuit à skis ! Elle essaye de passer chez les Russkoffs !
Je ne reconnais pas bien la voix, mais c’est un sous-fifre de mon paternel, un de ces glorieux bouchers qui prennent un malin plaisir à flinguer les Skolts et les filles enceintes.
— Irkku, reviens ! Que va dire ton père ?
Leurs exclamations trahissent une certaine angoisse. Oui, que va dire le chef des gardes-frontières, le Général-Blanc Henrik Malinen, en apprenant que sa petite dernière, chaussée de ses skis, a fait le Grand Saut de l’autre côté ?
— Fœticides ! éructai-je derrière moi avant d’accélérer.
L’océan Arctique, au nord, grince sous ses chaleurs printanières ; le paysage enneigé, verni sous le soleil, bourgeonne de chatons de saule. Chaque impulsion fait grincer les fixations d’osier sur mes skis et crisser les rondelles des bâtons. Ma jupe givrée claque contre ma cuisse tandis que je dévale la pente jusqu’à la Jauru gelée, à un endroit rocheux où la neige est déjà ternie par la chaleur. Sentant le courant sous la glace, je marque un temps d’hésitation. Il faut être téméraire pour pousser jusque-là, aux portes de la débâcle. Et pour cause. Il y a urgence. Un hurlement plaintif de loup retentit derrière la colline, auquel répond un troupeau éloigné au pied de la montagne. La frontière russe est à cinq kilomètres et il va bientôt faire nuit.
Les tigres à mes trousses hésitent à me suivre sur la glace. On se souvient de l’affaire des enfants noyés dans la Russkova – c’est pour ça, dit-on, qu’on voit parfois des feux follets danser sur l’isthme.
J’entends crier :
— Postoï, arrête-toi ! On va pas te tuer !!
Je ne me retourne pas. La buée me sort des na-
rines, la fourrure brille sur mes skis, j’ai un goût métallique dans la bouche. Je sens contre ma poitrine la chaleur de la carte carrée que m’a adressée Dent-de-Loup par l’intermédiaire des Skolts éleveurs de rennes : “Mylaïa Irgotchka ! Prikhodité (Venez) créer ici un monde meilleur ! Je m’occupe du passeport et du visa.” Je repense aux boucles d’encre et aux mains osseuses qui les tracèrent. Bientôt je serai tenue par leurs longs doigts.
Les départs sont souvent difficiles à expliquer. C’est le cas de celui d’Irga Malinen, la fille du Dieu Blanc qui s’enfuit sur ses skis vers le pays des Soviets. L’une des raisons tient de la rébellion pure et simple, d’un accès de fureur de ma part, car telle est ma nature. Il y a une semaine, le jour de mon quinzième anniversaire, mon papotchka a oublié de tracer une ligne sur le montant de la porte pour tenir le compte de mes années. Pour ma sœur, il s’en était très bien souvenu : il ne tarissait pas d’éloges sur sa fille belle et pure malgré sa mère qui était d’une race de sacrificateurs des bois.
— Cette fille éradique les mauvais gènes de ses veines : au lieu des feux lapons, elle allume la lampe électrique !
J’étais tellement vexée que je devais aller me cacher derrière le sauna pour mordre une patte de renne et pleurnicher. Ma Sœur, toujours, rien que ma Sœur. Depuis les Jeux olympiques de Berlin, cette garce fallacieuse est la prunelle de ses yeux, sa préférée, maintenant qu’elle a usurpé sa sélection dans l’équipe nationale de gymnastique féminine et qu’elle a bu le thé avec le Reichskanzler Hitler en personne. Tu parles d’une pipeuse. Mon père n’a plus de pensée que pour elle. Elle les a tous subjugués, avec ses cheveux soyeux, frisés en catimini. Et les admirateurs ne manquaient pas.
Mais lorsque Dent-de-Loup, arrivé d’outremonts, se fixa à la métairie Hettee pour y dispenser ses discours de propagande, je décidai de m’en emparer. Et, ô miracle, Dent-de-Loup voulut bien de moi.
Sa canine gauche dépassait entre ses lèvres pulpeuses, ce qui lui donnait un air délicieusement cruel. Moi, bien sûr, je ne croyais pas à ses fables. À la maison, nous avions été si bien nourris à la peur des Russes et du communisme dès le lait maternel que les beaux discours émis par la radio de Mourmansk le dimanche à l’heure de l’église nous faisaient bien rigoler. Il n’empêche que je me surpris à chausser mes skis et à faire plus d’une excursion dominicale à Hettee, sans éveiller aucun étonnement vu que personne ne me tenait à l’œil. Et j’y pris goût. Être assise là, enveloppée dans une couverture en peau de bête, siroter du lait de renne dans un gobelet de bois, contempler Dent-de-Loup et écouter les rouges qui vouaient mon père au plus profond de l’enfer. Ils vous vendaient le Pays Merveilleux du Communisme et le Paradis des Travailleurs comme des prophètes de première. Derrière la frontière, paraît-il, notre ersatz de café les faisait sourire, les bonnes femmes avaient les hanches bien remplies de graisse, leur brioche de rêve était de pur froment, et la vache du kolkhoze meuglait en tendant ses pis : “Venez me traire !” Quelqu’un avait passé chez les Russkoffs à la voile sur glace, et ils l’avaient tout de suite promu commissaire de la région de Mourmansk.
— Comment aurait-il franchi la frontière ? osai-je douter.
— Pas compliqué, aboya une femme de Hettee.
Les Sames skolts traverseraient sans cesse les frontières en suivant leurs rennes. Cela ne devrait pas poser trop de problèmes aux autres non plus. Un pieu à sécher le foin en guise de mât sur le traîneau, une flasque dans le manteau pour la route, et roule ma poule ! Ensuite, l’itinéraire se tracerait de lui-même, car les vents favorables soufflaient toujours vers le pays des Soviets : même les ruisseaux faisaient demi-tour et coulaient à contre-mottes pour ne pas déverser leurs eaux hors du paradis.
— Vrai de vrai ? demandai-je au fond de la grande salle.
Dent-de-Loup rit et glissa sa main chaude sous ma jupe.
— Oui, tu t’plairais bien, là-bas. Viens danser au village de Moscou. Y a de l’ambiance tous les soirs.

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