Notre père la forêt

Auteur : Anatoli Kim
Editeur : Chambon
Sélection Rue des Livres

Imaginez un roman dont le personnage principal serait le Père-Forêt, l'esprit de la nature qui engendra les hommes, un être immortel, cruel, généreux, mais désemparé face à ses enfants humains. L'arbre, comme père et mère d'une humanité qui n'a pas été créée par Dieu et qui ne cesse de se débattre dans les souffrances du siècle dernier : la Révolution, la famine, les camps allemands et les camps soviétiques, le Mal absolu d'une science devenue folle. C'est cette parabole de l'homme, enfant prodigue de la nature, que nous propose Anatoli Kim, l’un des écrivains les plus originaux de la littérature russe, dans ce livre étrange et fascinant. Touffu, inextricable comme les forêts de Sibérie.

Traduction : Christine Zeytounian
23,50 €
Parution : Mars 2020
400 pages
ISBN : 978-2-3301-3391-7
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Extrait

Stépan Touraev avait mis dix-sept heures à atteindre ce coin de forêt où il voulait mourir, le dos contre le tronc dédoublé d’un grand pin. Son père, Nikolaï Nikolaevitch, officier en retraite, ancien vétérinaire des armées, était venu là pour la première fois à l’automne 1889, avait jeté son dévolu sur une grande clairière parmi les bouleaux et les pins et, dès le printemps, avait entrepris d’y édifier son domaine. Stépan avait fait la route à pied depuis le lieu-dit de l’Oie de Fer par de vieux chemins forestiers, et c’est presque en rampant, le corps en équerre, qu’il avait gagné l’arbre. Là, il était tombé à genoux, crachant des caillots de ce sang à moitié noble dont il était redevable à la liaison de Nikolaï Nikolaevitch avec sa cuisinière Anissia. La tête appuyée au tronc, Stépan ferma les yeux et sombra dans une longue inconscience, à l’endroit même où, sous le pin immense dont la cime bifide évoquait une lyre, Nikolaï Touraev avait jadis rêvé à une vie libre et heureuse, conforme aux préceptes d’Henry Thoreau, loin de la vanité du monde.
Le froid de la nuit rendit ses esprits à Stépan qui se releva péniblement et fit quelques pas au hasard dans le noir. Il se dit soudain amèrement que sa fin approchait, qu’il allait mourir ici même, tout seul, dans l’obscurité froide de la forêt, près des trous et des bosses invisibles : tout ce qui restait de la grande maison de maître. Le domaine avait été incendié par les paysans au cours de l’été 1918. Stépan n’avait jamais revu le lieu du drame ; il avait grandi dans une autre région, avait été fait prisonnier durant la guerre, et il y revenait aujourd’hui pour la première fois, la poitrine malade, afin d’y rendre son dernier souffle.
C’est en des circonstances bien différentes que son père, jeune philosophe aux joues roses, avait découvert ces lieux. Les connaissances livresques l’avaient déçu ; il aspirait au degré de liberté naturelle que possèdent les animaux et les plantes, tout ce qui compose l’univers, de la plus petite fourmi jusqu’à l’étoile la plus grande, mais auquel la société humaine avec ses lois innombrables empêche les hommes de parvenir. Nobles ou viles, les lois enchaînaient l’esprit ; il convenait donc de rompre ces liens et de fuir dans les bois pour se sentir enfin libre. C’est ce qu’accomplissait en ce jour non pas Nikolaï Nikolaevitch, mais son plus jeune fils à l’heure de sa mort.
Il était totalement libre en effet ; les bras tendus devant lui, entouré de ténèbres épaisses, aveuglantes, Stépan ne sentait plus le sol sous ses pieds ni le poids de son corps, comme s’il avait été abandonné dans l’espace où la notion d’appui n’existe pas. Et la mort qui approchait, sensation simple et forte, lui semblait pour la première fois non l’horrible aboutissement de cette servitude qu’est la vie, mais l’accès à la liberté la plus haute, non un arrachement au monde, mais une communion avec tout ce qui vit librement. Ce fut comme s’il avait croisé en pensée le regard de la mort et lui avait signifié son accord d’un signe de tête ; elle répondit de même pour indiquer qu’elle n’était nullement vexée de le voir découvrir les limites de son rôle, auquel les humains prêtent une importance excessive. Puis elle lui tourna le dos et s’éloigna d’une démarche lasse, et Stépan sentit brusquement qu’il avait froid et faim et se souvint de l’endroit où devait se trouver sa besace de soldat qui contenait du pain, deux boîtes de ragoût américain, un oignon et un morceau de lard, le tout enveloppé dans du papier journal.
Il n’était pas mort mais avait pénétré l’essence de la mort. Et tous les maux qui l’habitaient s’étaient roulés en boule avant de se figer dans ses veines, ses os, son cœur, les muscles de son dos fatigué. L’aube le trouva près d’un feu qui babillait joyeusement sa chanson brève, en train de réchauffer le contenu de l’une des boîtes ouverte à l’aide d’un couteau. Le museau humide d’un renard attiré par l’odeur grasse de la viande de porc apparut derrière un pin. La bête fixa l’homme d’un œil avide, mais un sifflement la fit détaler.
Nikolaï Touraev avait déclaré un jour, lors d’une discussion qui l’opposait à Andreï, son frère aîné : Vous voulez être pareils aux insectes qui vivent dans le seul intérêt de leur ruche ou de leur fourmilière. Selon vous, l’individu doit être entièrement soumis aux règles de son essaim social ; votre homme idéal ignore la liberté. Sa norme, c’est l’esclavage auquel le réduit l’égoïsme du groupe. Le bonheur lui demeure aussi inaccessible qu’aux abeilles ou aux fourmis. De même que l’amour, parce que l’abeille et la fourmi se consacrent uniquement au labeur, elles n’aiment pas, c’est leur reine qui s’en charge à leur place, qui se gave d’amour et pond des œufs sans discontinuer. Seuls les êtres libres peuvent aimer, mon cher Andreï, et le signe le plus tangible de la liberté intérieure est justement notre capacité à aimer sans retenue, selon notre désir, sans aucune entrave d’ordre moral.

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