La part du sarrazin

Auteur : Magyd Cherfi
Editeur : Actes Sud
En deux mots...

Le bac en poche, Magyd dit Le Madge, plus entre deux chaises identitaires que jamais, et entre rock et chanson française "à texte", éprouve ses rêves de musique et d'engagement politique, naviguant d'une bande de potes à l'autre : ceux de la cité et les artistes du centre-ville. Magyd ou les malentendus. Une aventure menée tambour battant, enragée et souriante.

21,50 €
Parution : Août 2020
380 pages
ISBN : 978-2-3301-3517-1
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Présentation de l'éditeur

Après avoir conquis sa “part de Gaulois” en devenant le premier bachelier de sa cité, Magyd Cherfi , alias “le Madge”, fi le s’établir en centre-ville avec un colocataire, débute pour de bon dans la musique et commence à écu mer avec son groupe les scènes campagnardes ou périphériques, mêlant textes engagés, poésie du quotidien et rock dévastateur. Dans cette France des années 1980 où le Front national bombe le torse, ses anciens potes du quartier se mobilisent pour rejoindre la grande Marche des beurs. Pour peu de temps encore, sur Mitterrand se porte l’attente d’un pays moins raciste. Mais le délit de faciès a de l’avenir, les coups pleuvent et le métissage est la pire des qualités. Chanter pour ceux de la cité – les Sarrasins – est aussi illusoire que demeurer soi-même dans l’inatteignable identité du made in France.
Entre autodérision, gouaille et violence, un esprit libre cherche sa place et zigzague son chemin familier. À défaut d’une histoire nationale qui lui ressemble et le rassemble, le Madge fait chanter les mots, revit et restitue les années pré-Zebda, évoque tous les désirs et tous les malentendus, rencontre l’amour de sa vie et projette sur notre temps les images d’une jeunesse prise entre la peur, la colère et l’espérance.

Extrait

La salle pour le concert se trouvait au cœur d’une cité, je n’avais jamais vu des blocs si longs, si hauts, si nombreux, j’allais dire si agressifs, ils écrasaient plus qu’ils ne logeaient. On était aux “Francs-Voisins”. Je ne voyais que des Arabes. C’était en région parisienne, en vérité nulle part.
Polo m’a fait :
— Ça craint ici, non ?
J’ai répondu, Non, vexé par cette réflexion interrogative de petit beauf, je n’admettais pas ces saillies à la con chez mes amis, je n’admettais pas mais je venais de mettre un genou à terre.
Assommé par tant de béton, je ne voulais pas en savoir plus sur ces honnêtes “Voisins” certainement morts avant que n’aient éclos de probables forêts à leur tour en voie d’extinction. Tout était si volumineux qu’on aurait pris les habitants pour des Lilliputiens, bruns de surcroît. Même les voitures semblaient minuscules et les éclats de voix faisaient péter des gutturales qui m’étaient familières. Me suis dit, C’est le bled.
Pour le Toulousain que j’étais, l’horreur.
Enfin ! j’ai pensé, on est dans les quartiers et c’est là que je dois porter la bonne parole, ma place est ici parmi les miens. À même la dalle rien que des mecs, j’allais dire, rien que des tronches rembrunies, des faces fâchées – la douceur dans les parages semblait éradiquée, pointée comme une cible, Meurs !
Et puis çà et là gisaient des voitures cabossées comme des fleurs de métal fanées, d’autres brûlées, davantage la signature de fils voulant se venger de la torgnole du géniteur que la marque d’un braquage. Des “allemandes” aussi, montées sur des chevrons de bois, soulagées de leurs quatre roues et du fameux double carbu de chez BMW. Des poubelles bâillaient, couvercles qu’on avait tenté d’arracher, le moindre objet semblait supplicié, au bord de l’affaissement. Même les réverbères n’éclairaient plus que le dégoût d’être fils d’immigrés. L’habitant local semblait vouloir accélérer la fin du monde en se désignant volontaire pour le sacrifice. L’air était chargé d’une odeur de haine et de plastique fondu et, par intermittence, des mobs dispensées de pots d’échappement pétaradaient sur une roue. J’ai pensé, Quel enfer !
Puis des voix ont chuté des balcons :
— Azouz, monte ! ’din a mook !
— Rafik ! Va chercher le pain de ta race !
Ça me parlait.
Réponse d’en bas :
— Ferme-la, connasse, et cache ta face !
Et plein de Ta gueule ! à tous les étages. Ambiance de quartier mais pour moi c’était encore un prétexte à chansons et j’ai pillé en quelques mots la déconfiture et le chaos...
Les filles étaient en haut pour laver les tricots et les garçons en bas mélangeaient l’herbe et le tabac.
Polo, Riton, Bébert et Ludo, mes musiciens, déchargeaient l’estafette de tout leur bazar. Moi, je mesurais, perplexe, l’étendue misérable et l’ambiance plombée par le manque de ciel et certainement d’amour puisqu’on nous observait ici et là d’un sale œil. La grimace et la bouderie étaient de sortie, je devinais...
— C’est qui ces bâtards ?
— T’as vu ? Y a un rholoto avec eux.
Le rholoto, c’était moi, c’est ainsi que l’Arabe traite le sale Arabe. Rholoto, c’est le “bougnoule” de l’entre-soi et je refusais de faire partie du troupeau Tacchini, Nike ou Reebok à tête frisée.
Ils semblaient dire aussi, en me dévisageant, Porte des marques, si tu veux qu’on te remarque. Et moi de répondre en messe basse, Vos gueules ! J’suis rock, pas blaireau.
J’ai pensé deux choses : d’abord, Tous funky, ces connards. Et ensuite, C’est pas gagné.

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