Le Bon, la Brute et le Renard
Trois Chinois accablés de chaleur sillonnent le désert californien sur les traces de la fille de l’un d’entre eux, qui n’a plus donné de nouvelles depuis un mois. Dans leur lente progression, ils frôlent à plusieurs reprises un binôme de policiers américains eux-mêmes à la recherche d’un jeune homme disparu… Ailleurs, en France, un journaliste chinois, auteur de polars repenti, enquête avec une conviction relative sur l’évaporation de la fille de son patron.
Sur une trame de roman noir buissonnier, Christian Garcin invente le road trip taoïste, où la vacuité du décor et la fausse désinvolture de l’intrigue contrastent avec la sophistication du dispositif et la richesse des thèmes abordés – éthologie et poésie chinoise, gastronomie et vertige métaphysique, paternité et univers parallèles (liste non exhaustive). Sans parler de la polyphonie narrative : panoramique et malicieux, le roman est une chambre d’écho qui résonne au sein de l’œuvre – qui elle-même, comme l’univers, est en constante expansion.
Avec une attention quasi scientifique et un sens du dialogue drolatique, Garcin observe et accompagne ses personnages, comme il entraîne son lecteur, dans un ballet de coïncidences hypnotique.
Extrait
UN POLAR ASSEZ SIMPLE
Je suis un chaman, dit Zuo Luo en tirant sur sa clope.
C’est ça, dit Bec-de-canard.
Il fermait les yeux en essayant de se souvenir du film qu’ils avaient vu la veille. Un polar assez simple pourtant, mais auquel il n’avait rien compris, vu qu’il était en anglais et qu’il n’y avait aucun sous-titre disponible en chinois, russe, mongol ni bouriate, les quatre seules langues qu’il parlait.
Chacun était allongé sur son lit. L’un, Zhu Wenguang, dit “Zuo Luo”, était un Chinois massif qui fumait en fixant le plafond, indifférent à l’interdiction doublement placardée au-dessus de son lit et ailleurs près de la porte. L’autre, Agvan Djordjé, dit “Bec-de-canard”, était chinois aussi, mais davantage du Nord, aurait pu supposer un observateur attentif : les traits un peu plus creusés, les yeux plus ronds, le teint plus brun, avec des cheveux filasse et deux grosses lèvres proéminentes qui lui valaient son surnom.
Une table de nuit en bois clair entre les deux lits accueillait une bible usée à force d’avoir été feuilletée, mais pas par eux.
C’était le matin tôt, du côté de Baker, Californie. Le soleil commençait à filtrer à travers les rideaux.
Quoi, “c’est ça” ?
Cette histoire de chaman. Tu as dû rêver, je t’ai entendu gémir cette nuit. Tu es autant chaman que je suis danseuse étoile.
Zuo Luo soupira.
Tu te racontes trop d’histoires, conclut Bec-de-canard.
C’était nouveau. Depuis quelque temps Bec-de-canard se disait qu’il devait s’affirmer davantage : il avait lu ça dans des magazines. Pendant de trop nombreuses années, se disait-il, il s’était conduit devant Zuo Luo comme une adolescente fascinée par un chanteur de pop aux cheveux en pétard, ou comme une femme plus âgée muette de saisissement face à George Clooney et son sourire nonchalant : il l’avait admiré – jusqu’à l’aveuglement, si ce n’est une certaine servilité consentie. Et maintenant il osait lui répondre de la sorte. Zuo Luo, qui faisait mine de ne rien remarquer de ce changement d’attitude, commençait cependant à estimer qu’il frisait parfois l’impertinence.
Je ne vois pas pourquoi j’essaie de t’expliquer les choses, de toute façon tu ne comprends jamais rien à rien.
Ah bon. Et qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? Oui : l’impertinence.
Que fait un chaman ? dit patiemment Zuo Luo
en exhalant la fumée. La maladie et la mort enlèvent les âmes et les maintiennent dans l’outre-monde. Le chaman part seul, il franchit la frontière entre les mondes, il délivre les âmes, et les restitue à la lumière et à la vie. Que fais-je ? De stupides malfrats enlèvent des jeunes filles après les avoir achetées à vil prix et les maintiennent captives dans quelque lieu sordide. Je pars seul, je pénètre dans ces lieux sordides, je délivre les jeunes femmes et les restitue à leur famille. Je suis un chaman moderne. J’œuvre dans le secret, dans la nuit, dans les galeries de terriers que sont les ruelles obscures et labyrinthiques de nos villes puantes, comme l’animal dont je porte le nom. Et à présent que j’œuvre à l’étranger, je suis même un chaman voyageur.
Quel animal ? dit Bec-de-canard.
Zuo Luo tourna la tête vers lui.
Comment ça, “quel animal” ? Tu ne t’es jamais
demandé ce que signifiait mon surnom ? Zuo Luo ? Ben, c’est pas le type à la télé, là, avec sa petite moustache et son masque à la con ?
C’est un héros de télé, oui, soupira Zuo Luo
en fixant le plafond. Mais je te parle de son nom. Zor-ro, fit-il en articulant du mieux possible. Zuo Luo, quoi : ça signifie renard en espagnol.
Ah bon. Et que vient faire l’Espagne là-dedans ?
Le héros de la télé est mexicain, bourrique. Or, quelle est la langue parlée au Mexique ?
Bec-de-canard hésita.
L’espagnol ?
Voilà. Je suis donc un chaman, et un renard.
Si tu veux.
Bien sûr que je veux.
Un silence. Quelques ronds de fumée au-dessus du lit. Puis :
Toi, c’est un canard que tu as dans le nom.
Il n’y avait pas de cendrier. Il se leva, mouilla le mégot, et le jeta dans la poubelle de la salle de bains. Ils sortirent. Lorsque Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, ferma la porte à clé, il nota que le numéro 6 de leur chambre s’était renversé et formait un 9 qui se balançait doucement. À moins que ce ne fût l’inverse. Il le fixa deux ou trois secondes, attendant qu’il cesse de bouger. Puis il descendit l’escalier extérieur et rejoignit Bec-de-canard sur le parking où ils avaient rangé leur Nissan la veille au soir.