Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

Auteur : Mathias Enard
Editeur : Actes Sud

Pour les besoins d'une thèse sur « la vie à la campagne au XXIe siècle », un étudiant en anthropologie prend ses quartiers à La Pierre-Saint-Christophe, village fictif au bord du Marais poitevin, pour y observer les us et coutumes de ses pittoresques habitants - monsieur le Maire en tête, truculent patron de l'entreprise locale de Pompes Funèbres. Car ainsi va la grande Histoire : partout la mort saisit le vif - sauf pendant ces trois jours où elle marque une trêve, offrant un étourdissant répit à ses plus fidèles serviteurs : le banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs.
Où l'auteur de «Boussole» (Prix Goncourt 2015) investit le terroir de douce France, explore les ressources de son Poitou natal, exhume des trésors de culture populaire, et donne libre cours à sa fibre comique.

22,00 €
Parution : Octobre 2020
400 pages
ISBN : 978-2-3301-3550-8
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Extrait

11 décembre
J’ai résolu d’appeler cet endroit la Pensée Sauvage, bien sûr.
Je suis arrivé il y a deux heures. Je ne sais pas encore vraiment ce que je vais consigner dans ce journal, mais bon, des impressions et des notes qui constitueront un matériau important pour ma thèse. Mon carnet d’ethnographe. Mon journal de terrain. J’ai pris un taxi depuis la gare de Niort (direction : nord-nord-ouest, quinze kilomètres, une fortune). À droite de la départementale paysages de plaine, champs interminables, sans haies, pas très gais dans le soir qui tombe. À gauche on longeait l’ombre noire des marais, ou du moins c’est ce qu’il m’a semblé. Le chauffeur a eu un mal fou à trouver l’adresse, même avec le GPS. (Coordonnées de la Pensée Sauvage : 46° 25’ 25,4”nord 0° 31’ 29,3”ouest.) Il a fini par entrer dans une cour de ferme, un chien s’est mis à aboyer, c’était là. La propriétaire (soixante ans, souriante) s’appelle Mathilde. J’ai pris possession des lieux. Ma maison (mon appartement ?) est en réalité la partie arrière du bâtiment principal, au rez-de-chaussée. Les fenêtres donnent sur le jardin et le potager. J’ai vue à droite sur l’église, à gauche sur un champ (j’ignore ce qui y pousse, de la luzerne ? J’ai souvent eu l’impression que tous les champs bas et verts étaient des champs de luzerne) et en face sur des rangs de ce que je soupçonne être des radis ou des choux. Une chambre, un salon cuisine, une salle de bains, c’est tout, mais c’est déjà beaucoup. Mon impression, quand madame Mathilde m’a dit, eh beh voilà, c’est chez vous, a été mitigée. À la fois heureux d’être sur le terrain et un peu angoissé. Je me suis précipité sur l’ordi pour vérifier si le wifi fonctionnait en prenant pour excuse mon article d’Études et perspectives. Une façon de me tromper moi-même, il n’y avait rien d’urgent. J’ai surtout envoyé des messages et tchatté avec Lara. Je me suis couché tôt, j’ai relu quelques pages de Malinowski et, dans le noir, j’ai été attentif à l’environnement sonore. Un vague bruit de moteur dans le lointain (la chaudière ?), de temps à autre une voiture encore plus lointaine. Puis je me suis endormi, le ventre vide.
Il faut absolument que je résolve le problème du transport et achète de quoi manger.

12 décembre
Première journée d’adaptation à mon nouveau terrain. La Pierre-Saint-Christophe est au milieu d’un triangle dont les sommets sont Saint-Maxire, Villiers-en-Plaine et Faye-sur-Ardin. Autant de noms mirifiques qui donnent sa forme à mon Nouveau Monde. Quinze kilomètres de Niort, dix de Coulonges-sur-l’Autize.
J’ai quitté la Pensée Sauvage vers 10 heures, après m’être rendu compte que je n’étais pas seul dans mes appartements d’ethnographe : la faune y est abondante. Sans doute le crapaud est-il attiré par les nombreux insectes et les chats par le crapaud. J’ai découvert dans la salle de bains précisément entre la douche et les toilettes une colonie de vers rouges, enfin des filaments rouges vivants qui ressemblent à des vers. Assez jolis quand on ne marche pas dessus. Ils se déplacent tranquillement vers la porte, et il faut donc les envoyer d’un jet d’eau dans la bonde avant de se laver. J’ai su sans problème surmonter mon dégoût, ce qui me rassure quant à ma capacité à affronter les difficultés du travail de terrain. Après tout, même Malinowski note que les insectes et les reptiles sont les principaux obstacles à l’ethnologie. (Puisque personne ne lira ce journal, je peux bien avouer que j’ai trouvé ça assez immonde d’avoir des vers dans la salle de bains et que j’ai hésité un quart d’heure avant de me doucher.) Il y a aussi un beau troupeau d’escargots nains, ce qui est assez inoffensif. Je suppose que le rez-de-jardin et l’humidité y sont pour beaucoup. Enfin bref j’ai quitté la Pensée Sauvage vers 10 heures et je suis allé voir ma logeuse madame Mathilde pour lui demander s’il y avait un moyen de se rendre à la ville afin de remplir le garde-manger, elle a pris un air très surpris, eh beh j’en sais rien, elle n’en savait rien, elle ignorait si des autobus desservaient le village. (J’ai appris aujourd’hui qu’il est possible de prendre le matin très tôt le bus des collégiens et lycéens, mais je vais passer pour un satyre et ensuite il me faudra attendre deux bonnes heures l’ouverture du supermarché, à noter dans le chapitre Transports.) Elle m’a conseillé tout de go d’acheter une voiture : à La Pierre-Saint-Christophe il n’y a qu’un café où l’on trouve des produits de première nécessité, c’est-à-dire des hameçons, des clopes et des cartes de pêche. Enfin bon, je ne vais pas être obligé de pêcher mon déjeuner : madame Mathilde (plutôt son mari, Gary, hâte de l’interviewer) a eu la gentillesse de me prêter une vieille mobylette, propriété d’un de leurs enfants (à noter dans le chapitre Transports) et un vieux casque noir sans visière dont la mousse part en lambeaux, avec quelques autocollants vintage (une grenouille qui tire la langue, un logo d’AC-DC). J’ai donc un moyen de locomotion assez précaire mais efficace. Vers midi je suis allé au supermarché, au chef-lieu de canton, Coulonges-sur-l’Autize (joli nom), j’ai acquis plein de trucs avant de me rendre compte que ce n’était pas facile à rapporter en mobylette : boîtes de thon, sardines, pizzas congelées, café et petite douceur (chocolat). La route départementale je ne sais plus combien serpente pour aller à la ville, et franchit une rivière assez large. (L’Autize ?) Un marché, une poste, une église, un petit château, deux boulangeries, autant de pharmacies, une boutique de vêtements, trois cafés, on en fait vite le tour. J’ai acheté le journal, pour me donner une contenance au Bar des Sports et bu un thé en écoutant les conversations, une façon de prendre contact avec l’endroit. Le patois (le poitevin-saintongeais, selon l’appellation linguistique officielle, il ne faut vexer personne) est sans doute en recul (mais n’anticipons pas : chapitre Idiomes, beau titre). J’espère avoir plus de chance au marché. Après le thé je suis rentré à la Pensée Sauvage ; à cause d’un chien j’ai failli me planter en mob (voilà une phrase que je n’aurais jamais pensé écrire un jour) au milieu d’un virage et finir dans un muret, mais fort heureusement j’ai pu redresser à temps, par miracle. Puis j’ai repris mon plan de travail. Six cent quarante-neuf habitants à La Pierre-Saint-Christophe d’après le dernier recensement et la mairie. Deux cent quatre-vingt-quatre feux, comme diraient les anciens. Le gentilé est Pétrochristophoriens, d’après Wikipédia et la page web de la mairie. Chers Pétrochristophoriennes, chers Pétrochristophoriens, j’ai décidé (chapitre Questions) de réaliser une centaine d’interviews parmi vous, tout en choisissant l’interviewé pour obtenir à la fin le même nombre de personnes dans chaque genre et classe d’âge. Ça me semble empiriquement une bonne idée. Un an de travail, réparti en deux campagnes de six mois. Génial. Je me sens plein d’énergie. J’ai jeté un coup d’œil à l’ébauche d’article pour Ruralités vivantes et eu tout de suite une première intuition. Décidément je travaille bien à la campagne.

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