La famille du tigre ailé

Auteur : Paula Fürstenberg
Editeur : Actes Sud

Née en RDA en 1987, Johanna n’a pour ainsi dire jamais connu son père, parti à l’Ouest juste avant la chute du Mur, alors qu’elle était encore un bébé. Désormais âgée de dix-neuf ans, elle vient de s’installer à Berlin quand celui-ci cherche à reprendre contact avec elle. L’heure est enfin venue d’éclaircir les raisons qui l’ont poussé à fuir. Mais l’homme qu’elle retrouve quelques jours plus tard est mourant, atteint d’un cancer en phase terminale. Bientôt il ne pourra plus rien lui dire. Dans une Allemagne hantée par le spectre de la Stasi, Paula Fürstenberg relate l’émouvante (en)quête d’une jeune femme explorant les zones blanches de son passé.

Traduction : Stéphanie Lux
21,00 €
Parution : Novembre 2020
224 pages
ISBN : 978-2-3301-3719-9
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Extrait

L’UNIQUE CICATRICE SUR LE CORPS DE MA MÈRE
Le hérisson est dans le lavabo, ma mère dans la baignoire. Elle a fermé les yeux, appuyé sa tête contre le bord. Les oreilles sous l’eau, elle ne m’entend pas entrer dans la salle de bains, m’asseoir sur l’abattant des toilettes. Le hérisson ne fait pas davantage attention à moi, il dérive tranquillement dans le lavabo à demi rempli, les pattes écartées. C’est sans aucun doute le plus petit spécimen qui ait jamais passé l’hiver chez nous. Autour de lui, d’innombrables points noirs, des puces, dont quelques-unes se débattent encore à la surface. Je ne peux m’empêcher de sourire en les regardant tous les deux dans leur bain.
Ma mère a étudié l’absence de prise de poids du hérisson pendant des semaines. S’il est toujours aussi chétif aux premières gelées, je le prendrai à la maison, annonçait-elle chaque fois qu’on parlait au téléphone, espérant sans doute secrètement que ce serait le cas. J’estime tout à fait possible qu’elle ait volontairement oublié, de temps à autre, de lui déposer sa coupelle de nourriture pour chats à côté du compost.
Moi aussi, tous les matins, j’ai consulté le thermomètre sur le rebord extérieur d’une des fenêtres de mon appartement berlinois et compté les traits au-dessus de zéro. La météo ne m’intéresse pas spécialement en principe, mais, cet hiver, je suis curieuse de tester l’allongement des distances de freinage des trams et la fiabilité du système de chauffage des aiguillages. Nous avons parié sur qui aurait les premières gelées, moi à Berlin ou ma mère à Löcknitz. Dehors, la première neige tient, le hérisson est dans le lavabo, elle a gagné.
Ma mère ouvre les yeux, sort la tête de l’eau. Mon regard se pose sur la longue cicatrice qu’elle a gardée de ma naissance, juste au-dessus du pubis. Une ligne blanche bien nette.
— Il doit peser moins de trois cents grammes, dis-je en désignant du menton le hérisson.
— Bodo affiche un poids de deux cent soixante-dix grammes exactement, répond ma mère.
— Aha, Bodo.
Ma mère acquiesce. Elle prend la bouteille de shampooing, en dépose un peu sur sa paume, le fait mousser sur sa tête ; l’eau du bain fait des vaguelettes.
Je pense à tous les animaux que ma mère a recueillis. J’essaie de comprendre en fonction de quel principe ils ont eu droit à un nom ou pas. Quand j’étais petite, nous cherchions souvent ensemble comment nommer ces animaux trouvés. Plus tard, je levais les yeux au ciel lorsque ma mère déposait un nouveau protégé sur la table de la cuisine. Il y a eu Bertha, la rate qui boitait, James, le lièvre qui avait des vers, mais aussi le geai des chênes qui ne pouvait plus voler et l’orvet empoisonné aux granulés anti-limaces, et eux s’appelaient simplement le geai des chênes et l’orvet. Nous avions souvent eu des hérissons aussi, mais jusqu’à présent ils s’appelaient simplement hérisson.
— Tu veux bien sécher Bodo et le remettre dans sa caisse ? me demande ma mère.
L’évidence qu’il y a dans sa question m’agace. Petite, je passais des dimanches entiers à nettoyer des cages, à brosser des poils. Mais une fois arrivés le premier baiser, la première cigarette fumée en douce dans le champ de maïs derrière la station-service, j’ai perdu l’envie et passé la moitié de mon adolescence à faire comprendre à ma mère que je ne m’occuperais plus de ses animaux trouvés. C’était elle qui ramenait ces bestioles à la maison, elle n’avait qu’à s’en occuper toute seule. Moi, en tout cas, ça ne m’intéressait plus de mettre du vermifuge dans leur pâtée ou de préparer des biberons de camomille, et ça fait au moins sept ans que je ne l’ai plus fait. Je croise ostensiblement les bras.
— Je voudrais rester encore un peu dans mon bain, dit-elle, s’il te plaît, occupe-toi de Bodo, juste cette fois.
Penser à ma mère testant seule différents noms sur le hérisson à la table de sa cuisine me rend triste. Depuis que j’ai quitté la maison, il n’y a plus personne pour lever les yeux au ciel lorsqu’elle fait le mauvais choix. Je m’approche du lavabo et plonge les mains dans l’eau tiède, où elle a mis un peu de liquide vaisselle contre les puces. Je saisis prudemment le hérisson et le dépose sur une serviette de toilette, puis j’ôte le bouchon du lavabo. En regardant les points noirs décrire des cercles avant de disparaître dans la bonde, je compte qu’il ne reste plus que dix-sept heures avant de retrouver mon appartement berlinois, qui n’abrite pas la moindre mouche. Je soupire. Il y a à peine deux heures que je suis descendue du train régional.

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