L'étrange été de Tom Harvey
Tom Harvey écume les bars de jazz à Rome et soigne sa crise de la quarantaine. Il est musicien par passion, guide touristique par obligation – la vie de bohème s’accommode mal des arriérés de paiement –, et il multiplie les conquêtes pour oublier qu’il est toujours amoureux d’Elena, son ex-femme.
C’est précisément en galante compagnie que le surprend un jour un appel du peintre Bob Ardlan, son ex-beau-père, avec lequel il est resté très lié. Il rappellera.
Mais deux jours plus tard, c’est Elena qui téléphone pour lui annoncer la mort de Bob. Il vole immédiatement à son secours et gagne un charmant village niché au sud de Naples, “colonisé” par la jet-set internationale, où se côtoient dans la magnificence idyllique d’un ciel azuréen peintres, écrivains, producteurs ou starlettes. Apparemment, Bob est tombé du balcon de la chambre de sa somptueuse villa du bord de mer. La montre à son poignet s’est arrêtée quand le corps s’est fracassé sur les rochers. C’était précisément quinze minutes après avoir essayé de joindre Tom. Que pouvait-il bien vouloir lui dire ?
Suicide ? Accident ? Crime ? Les trois hypothèses sont plausibles. Les grilles de ces propriétés cossues renferment des jalousies, des rancœurs, des trahisons et chaque personne qui gravitait autour de Bob semble avoir eu une bonne raison de souhaiter sa mort. Surtout ceux qui savaient qu’il avait rapporté d’Angola quelques souvenirs compromettants de sa dernière mission de photoreporter.
Extrait
J’étais à Rome quand Bob Ardlan m’a téléphoné. Pour être plus précis : j’étais à Rome en galante compagnie quand Bob Ardlan m’a téléphoné. J’ai vu son nom s’afficher sur l’écran et je me suis dit : “Ça alors, Ardlan. Tu ne me donnes aucune nouvelle pendant une éternité et tu viens me gâcher le meilleur moment que j’aie passé depuis bien longtemps.”
Et j’ai laissé sonner.
On était samedi soir et cette signora, qui était une grande dame – nous ne dévoilerons pas les détails –, m’a dit qu’elle voulait m’offrir le Philip Gurrey qu’on avait vu ensemble dans une galerie l’après-midi même. Nous sommes allés dîner, et nous avons enchaîné avec un concert de jazz. Et, oui, j’avoue, j’ai oublié Bob, notamment parce que notre dernière rencontre ne s’était pas vraiment bien terminée. De toute façon, quand la vie te sourit, et elle me souriait au moins ce soir-là, tu n’as pas envie qu’on vienne te casser les pieds.
Voilà. Deux jours ont passé et le lundi, ce n’est pas Bob mais Elena Ardlan qui m’a téléphoné. J’étais en train de conduire en direction de Sienne mais j’ai immédiatement répondu. Dans les dix secondes qu’il m’a fallu pour décrocher, j’ai tenté d’imaginer la raison de son appel. Allait-elle m’inviter à un autre mariage ? Je l’admets, ça m’était encore douloureux quand Elena faisait une nouvelle rencontre... Mais je me suis très vite rappelé le récent coup de fil de son père, et j’ai réalisé simultanément que je n’y avais pas réagi.
— Allô ?
— Tom ? a-t-elle dit.
Sa voix était toujours aussi cristalline qu’un clavecin de la
Renaissance, mais un voile étrange l’étouffait, comme un sanglot.
— Tu vas bien, Elena ?
Elle a prononcé une sorte de “non” et s’est mise à pleurer. Merde. J’ai vérifié dans le rétroviseur avant de freiner et de me garer sur le côté.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— C’est papa... a-t-elle articulé entre deux sanglots. Il est mort !
Je n’ai pas pu retenir un cri :
— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il est tombé. Un accident domestique. Je ne sais pas,
Tom. Il s’est fendu le crâne à Tremonte.
Elena avait du mal à aligner deux mots. J’étais garé face à un magnifique paysage de Toscane, une colline vert émeraude dominée par une vaste demeure, la photo parfaite pour un carton de pizza, et en même temps l’annonce de la mort de Bob Ardlan résonnait dans mon crâne comme un écho irréel.
J’ai sorti mon tabac en demandant à Elena de m’en dire plus.
— C’est sa femme de ménage qui l’a trouvé ce matin. Il a dû s’appuyer à la balustrade du balcon ou quelque chose dans le genre. J’ai parlé avec le médecin et la police. Difficile de savoir s’il... s’agit d’un...
Elle n’a pas prononcé le mot. Suicide. Et j’ai immédiatement repensé à cet appel manqué deux jours plus tôt.
— C’est arrivé quand ?
— Il y a deux jours. Samedi soir. Vers dix heures selon le médecin légiste.
J’ai fait un rapide calcul en tirant sur ma clope. Inutile de fouiller dans mon historique d’appels pour savoir que Bob avait tenté de me joindre à cette heure-là (je l’ai confirmé plus tard : 21 h 43 exactement). J’ai senti mon estomac se nouer.
— Tu es à Tremonte ? — Oui...
— J’arrive.
— Tu es sûr ? Tu dois être très occupé... mais j’apprécierais vraiment... je...
Je ne lui ai pas demandé si elle était seule, je m’en fichais. Je n’ai pas hésité. Mes seuls projets personnels, c’étaient deux pitoyables concerts dans le Nord. Elena était mille fois plus importante. Et Bob... putain, Bob.
— Tu aurais dû m’appeler plus tôt. Où loges-tu ?
— À Villa Laghia, Tom. Je n’ai pas tellement réfléchi.
Ça me semblait une très mauvaise idée, mais bon, je lui ai annoncé que j’arriverais dans la nuit. J’allais tracer sans faire de pause jusqu’à Naples. Elle m’a de nouveau remercié, m’a recommandé d’être prudent sur la route et s’est adressée en italien à une personne à côté d’elle. J’ai lâché un rapide “au revoir”.