Un dîner en bateau

Auteur : Akira Yoshimura
Editeur : Actes Sud
En deux mots...

Des nouvelles élégiaques, où le passé se mêle au présent, qui mettent en valeur l’écriture délicate de ce grand écrivain. Le Japon d’aujourd’hui mais aussi celui d’hier, alors que reviennent les souvenirs sur les rives d’un fleuve, dans les rues de Tokyo ou sur le chemin du Mont Fuji.

Traduction : Sophie Refle
21,50 €
Parution : Novembre 2020
224 pages
ISBN : 978-2-3301-3734-2
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Présentation de l'éditeur

Enfant pendant la guerre mais de santé fragile, le narrateur-auteur de ce livre échappe à l’armée et poursuit ses études. Devenu adulte, il incarne la chance plus ou moins confortable de ne pas avoir été l’acteur ou le témoin du pire. D’où quelques pointes d’absurde et d’ironie dans ses récits. Contemplatif, il se souvient de Tokyo : les incendies, les déménagements incessants, les expéditions en campagne pour trouver du riz, les usines de ses frères, où il travaillait adolescent en alternance avec l’école, les attirances pour les poissons rouges que chacun élevait en gage de protection face à la mort. Mais les dix nouvelles qui composent ce recueil ne s’inscrivent jamais sous le signe de la terreur, tant le narrateur lui préfère l’événement furtif du souvenir, telle l’image de ce bimoteur de combat par le hublot duquel, enfant, il a aperçu les visages de deux jeunes soldats américains…

Maître du regard poétique posé sur son pays traversé par les guerres, malmené par les incidents climatiques ou sismiques, Yoshimura excelle dans l’art de dire l’émotion humaine, sa sensibilité mais aussi son énergie vitale face à l’inévitable. Empreinte de réminiscences et d’étrangeté, toujours à distance du pathos, sa langue est d’une puissance peu commune.

Extrait

Le poisson rouge nageait en ondulant de la queue. Sa bouche venait parfois toucher la surface courbe du verre. Une trace de vermillon, semblable à du rouge à lèvres qui aurait débordé, se distinguait sur ses bords chaque fois qu’elle s’ouvrait.
Le verre faisait paraître tantôt distendu, tantôt flou son corps taché de rouge et de blanc, comme s’il avait été teint au pochoir. La lumière baignait ses écailles, et ses globes oculaires tournés vers moi bougeaient imperceptiblement.
Il recula en ondoyant pour aller coller sa bouche contre l’autre côté de l’aquarium. Maintenant qu’il était plus loin de moi, il semblait plus grand, et remplissait toute la surface de verre, s’étendant et se rétrécissant. Il fit ensuite le tour du bocal en frôlant la paroi de la bouche, comme pour s’assurer de l’espace dont il disposait.
J’avais acheté l’aquarium dans le quartier commerçant de la gare, quelques rues étroites où subsiste l’ambiance des marchés noirs de l’après-guerre, avec de petits commerces de bouche – poissons, fruits et légumes, viande, tofu, nouilles – qui se remplissent d’acheteurs en fin d’après-midi.
J’y passe lors de mes promenades et je regarde toujours les éventaires. Ce jour-là, je m’étais aventuré dans le labyrinthe de ses ruelles, et j’étais tombé en arrêt devant un magasin de poissons d’ornement situé un peu à l’écart des autres boutiques, parce que j’avais aperçu des objets surprenants sur une étagère proche de la porte.
J’y étais entré et je m’étais approché des trois récipients en forme de réticule empilés les uns sur les autres et liés par une ficelle de paille. Autrefois, jusqu’à la fin de la guerre, les bocaux à poissons rouges avaient toujours cette forme, avec des bords bleus évasés comme des fleurs de volubilis.
J’ai dit à l’homme sorti du fond de la boutique que j’en voulais un. De la taille d’une citrouille japonaise, il pouvait contenir un ou au maximum deux petits poissons rouges. Pendant que le commerçant l’emballait, j’ai choisi un poisson bon marché qu’il a ensuite sorti de l’eau avec une petite épuisette pour le mettre dans un sac en plastique.
De retour chez moi, j’ai rempli le bocal d’eau et j’y ai fait fondre quelques grains à l’apparence de sucre candi, du thiosulfate de sodium, afin de neutraliser le chlore présent dans l’eau du robinet pour la désinfecter. Puis j’y ai plongé le sac plastique et j’ai attendu que les deux eaux aient la même température. Un brusque changement aurait pu être fatal au poisson rouge. Ils sont fragiles à cet égard.
Après le dîner, je l’ai relâché dans le bocal, que j’avais posé sur une étagère de mon bureau. La surface courbe du verre agissait comme une lentille convexe : vu de haut, le poisson paraissait petit, et gros vu de côté. Le choix de la forme en ampoule du récipient résultait assurément de la sagesse des amateurs de poissons rouges, soucieux de profiter de leur beauté.
J’ai passé le doigt sur le bord, qui était plus épais par endroits. La sensation m’a rappelé le bruit frais que fait la bille de verre des bouteilles de ramune1 qui tombe quand on en ouvre une, et l’éclat bleu-blanc des lampes à acétylène des festivals de quartiers d’autrefois.
Une estampe d’Utamaro montre une courtisane portant un de ces bocaux, que l’on appelait apparemment “billes” à l’époque d’Edo. Quand j’étais enfant, on parlait de “bocal à poissons rouges”, ou de “bille à poissons rouges”, et on en voyait sur les commodes ou les étagères à chaussures des entrées. Dans certaines maisons, ils étaient suspendus au plafond par une ficelle. Comme leur ouverture est plus étroite que la surface de l’eau, les poissons qui s’y trouvaient manquaient d’oxygène et paraissaient souvent mal en point. Ils remontaient chercher de l’air à la surface. Je me rappelle avoir vu des gens vider dehors leur eau trouble et le poisson mort qu’elle contenait.
Le mien, qui nageait dans le sien, s’est à nouveau approché de moi, effleurant de ses lèvres la paroi de verre, comme s’il croyait qu’il trouverait plus d’eau plus loin. J’ai essayé de regarder l’intérieur de sa bouche qui s’ouvrait et se refermait, mais je n’ai rien vu, c’était trop sombre.
Une brume est montée dans mon cerveau, annonciatrice du retour de souvenirs oubliés, des lambeaux informes qui apparaissaient pour s’évanouir aussitôt. Des fragments de choses vues et entendues autrefois ont émergé pendant que je contemplais le poisson rouge, dont les écailles brillaient dans la lumière de la lampe.

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