Chavirer
1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.
2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.
Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.
Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.
Revisitant les systèmes de prédation à l’aune de la fracture sociale et raciale, Lola Lafon propose ici une ardente méditation sur les impasses du pardon, tout en rendant hommage au monde de la variété populaire où le sourire est contractuel et les faux cils obligatoires, entre corps érotisé et corps souffrant, magie de la scène et coulisses des douleurs.
Extrait
Elle avait traversé tant de décors, des apparences, une vie de nuit et de recommencements. Elle savait tout des réinventions. Elle connaissait les coulisses de tant de théâtres, leur odeur boisée, ces couloirs tortueux où les danseuses se bousculaient, les murs roses et râpés de loges sans fenêtre au lino terni, ces miroirs encadrés d’ampoules, les coiffeuses sur lesquelles une habilleuse disposait son costume, épinglé d’une note de papier : cléo.
Un string crème, une paire de collants chair à enfiler sous les résilles, un soutien-gorge semé de perles et de sequins, les gants ivoire jusqu’au coude et les sandales à talons renforcées d’un élastique corail sur le cou-de-pied.
Cléo arrivait avant les autres, elle aimait ce temps-là où personne ne s’affairait encore autour d’elle. Ce silence plat à peine troublé des voix des techniciens qui vérifiaient la bonne marche des éclairages sur scène. Elle ôtait ses vêtements de ville, enfilait un pantalon de survêtement, puis, torse nu, assise face au miroir, entamait ce processus qui la verrait disparaître.
Une demi-heure pour s’effacer : elle versait le fond de teint Porcelaine 0.1 au creux de sa paume, en imprégnait l’éponge en latex, le beige annulait le rose de ses lèvres, le mauve tremblant des paupières, les taches de rousseur sur le haut de ses joues, les veinules des poignets, la cicatrice de son opération de l’appendicite, la tache de naissance sur sa cuisse, un grain de beauté sur le sein gauche. Il fallait demander de l’aide à une autre danseuse pour le dos, les fesses.
Le maquilleur-coiffeur passait à 18 heures, la taille ceinte d’une pochette débordant de pinceaux, il repoudrait le front de l’une, appliquait de l’anticernes sur le bouton d’une autre, retraçant le tremblé d’un trait d’eye-liner ; son souffle mentholé et tranquille caressait les joues, le son caoutchouteux de la gomme qu’il mâchait en permanence tenait lieu de berceuse, les filles somnolaient dans une brume de laque. À 19 heures, le visage de nuit de Cléo était celui de toutes les autres danseuses : une anonyme aux faux cils fournis par la maison, aux joues rosies de fuchsia, aux yeux sauvagement agrandis de noir, des nacres sur les pommettes jusqu’à l’arcade sourcilière.
Cléo s’était tenue derrière des dizaines de rideaux d’un velours pourpre, des tentures, des pendrillons de feutre, elle avait effectué ce même rituel des centaines de fois, ces vérifications aux allures d’incantations : secouer la tête de droite à gauche pour tester l’attache des cheveux, effectuer de petits sauts sur place pour ne pas laisser les muscles des cuisses se refroidir en attendant le signal du régisseur, ce décompte 4-3-2-1. Les habilleuses agrafaient, reprenaient, sécurisaient une dernière fois la rituelle coiffe ornée de plumes, cette trompeuse couronne de douceur dont les armatures enserraient les omoplates, un sac à dos de fer.
Cléo et les autres aimaient les deviner derrière le rideau, interprétant le moindre éternuement ou raclement de gorge des spectateurs : tiens, ils étaient nerveux, ce soir.
À peine descendus du car – ils venaient de Dijon, de Rodez, de l’aéroport –, ils prenaient place dans un brouhaha de collégiens, éblouis de reflets, ceux des verres de cristal disposés sur leur table, du cuivre des seaux à champagne, ils s’émerveillaient de la rose blanche dans la transparence d’un vase, de l’empressement des serveurs, des banquettes rouges et des nappes blanches, du marbre veiné du grand escalier. Les hommes lissaient leur pantalon froissé par le voyage, les femmes étaient passées chez le coiffeur pour l’occasion. Les billets rangés dans le portefeuille étaient un cadeau d’anniversaire, un cadeau de mariage, achetés de longue date : une somme qu’on ne dépenserait qu’une fois dans sa vie. L’obscurité se faisait dans la salle, ils l’accueillaient avec des chuchotements ravis, elle dissoudrait soucis, dettes et solitudes. Chaque soir, lorsque Cléo entrait sur scène, la chaleur poussiéreuse des projecteurs la surprenait jusqu’au creux des reins.
Les danseuses surgissaient, parcourues d’un fil de grâce et de cambrure, les bras ouverts, légèrement arrondis, elles redéfinissaient l’horizon, une ligne endiamantée de sourires identiques et laqués, un ensemble de jambes ordonnées, une exubérance froufroutante et pailletée.
À la sortie du théâtre, les spectateurs les croisaient sans les reconnaître, des jeunes filles pâlottes et fatiguées aux cheveux ternis de laque.
Cléo avait lu ceci : la fascination des bébés pour le miroitement d’une assiette de porcelaine venait de notre peur ancestrale de mourir de soif.
Cléo avait lu ceci : l’invention de la paillette était accidentelle. Elle était le fait d’Henry Rushman, employé d’une entreprise qui, dans le New Jersey, se débarrassait des déchets de plastique en les broyant. Combien d’années passées à endurer le fracas des machines jusqu’à ce jour de 1934 où, alors qu’il s’apprêtait à quitter l’atelier, Rushman avait aperçu dans la cuve, parmi les débris, un minuscule cabochon au reflet turquoise. Faiblement éclairés par la lumière du jour qui tombait, l’argent et l’or saupoudraient la broyeuse, des micas ardents. Les résidus renvoyaient la lumière.
Les paillettes naissaient de ce qu’on tenait pour négligeable ; elles avaient la beauté de l’incertitude. On opposait parfois à Cléo que tout ceci était de la pacotille, à l’image des colliers de strass reposant sur son plexus, ces verroteries rubis qui ceignaient sa taille.
Tout était faux, là résidait la beauté troublante de ce monde, rétorquait-elle. Les filles faisaient semblant d’être nues, elles surjouaient leur joie sur scène quatre-vingt-dix minutes durant, ça c’est Paris, elles venaient d’Ukraine, d’Espagne ou de Clermont-Ferrand. La sueur ternissait le satin de leurs bustiers, les traces jaunâtres persistaient en dépit des nettoyages, les strings étaient pulvérisés de spray antibactérien, les résilles s’incrustaient dans le tendre des cuisses, elles laissaient des ratures quadrillées : de loin, on n’en percevait rien.
Un éclairagiste avait appris à Cléo que la plus modeste des pannes de velours chatoyait sous les projecteurs ; à l’inverse, ceux-ci affadissaient les reflets des soieries authentiques. La lumière escamotait les accrocs, les faux plis, les traces de cellulite, les cicatrices, elle atténuait les rides et le roux criard d’une coloration bon marché. Les bustiers en tissu à paillettes laissaient des plaques vermillon sur les flancs de Cléo, des estafilades bordeaux sous ses aisselles : des débris de plastique que la sueur aiguisait. De loin, on n’en percevait rien.