Sous la lumière des vitrines

Auteur : Alain Claude Sulzer
Editeur : Chambon
Sélection Rue des Livres

Stettler a plus de cinquante-cinq ans. Célibataire endurci et vivant seul depuis que sa mère est morte, il est le décorateur en chef des vitrines des "Quatre Saisons", le grand magasin d'une ville suisse morne et confortablement ennuyeuse. Ces vitrines, pleines de goût et de créativité, confinent souvent à l'oeuvre d'art, et le succès qu'elles rencontrent a placé leur concepteur au rang de quasi-artiste. Mais le vieux propriétaire meurt et ses fils veulent faire souffler un vent nouveau, plus audacieux et plus international sur tout le magasin. Ils décident d'engager Bleicher, un jeune décorateur, qui se chargera désormais, une fois sur deux, des vitrines... La volonté de choquer succède au raffinement.
Variante d'«Au Bonheur des dames», «Sous la lumière des vitrines» est le roman de l'éternel combat des anciens et des modernes.

Traduction : Johannes Honigmann
22,00 €
Parution : Septembre 2020
272 pages
ISBN : 978-2-3301-3958-2
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Extrait

C’était l’été 1969, j’avais seize ans et j’étais occupé à des choses qui n’arracheraient sans doute qu’un sourire las aux adolescents d’aujourd’hui.
J’étais un élève paresseux mais discret, ce qui faisait surtout mon affaire en classe de biologie ; installé au dernier rang, je passais inaperçu et l’on ne m’exhortait guère à répondre à des questions dont on savait que j’ignorais la réponse. Quand finalement je cessai d’aller en cours, je ne manquai à personne et personne ne partit à ma recherche. Mon intérêt se cantonnait à la musique classique et à la littérature, deux disciplines qui, à cette époque déjà, passaient pour quelque peu anachroniques. En dehors de mon camarade Joachim, devenu pianiste par la suite, personne n’écoutait du Mozart ou du Beethoven ; quant à l’opéra, même Joachim n’en écoutait pas. Aussi je n’arrivais pas à me défaire du sentiment que ce genre-là était inférieur, voire franchement embarrassant, aux yeux des musiciens sérieux. Et tandis que mes condisciples écoutaient soit les Beatles, soit les Stones – et connaissaient leurs tubes par cœur –, j’écoutais de la chanson française et de la musique classique. Je perpétuais d’une certaine façon les intérêts musicaux de mes parents, avec lesquels j’aurais voulu par ailleurs avoir le moins de points communs possible.
J’étais dans toutes les matières – même en allemand – d’une médiocrité proprement spectaculaire. C’était comme si je devais prouver au monde entier qu’il est possible de réussir sans le moindre bagage, car en dépit de ma paresse, c’était bien mon but. J’avais une idée précise de ce que ce serait d’être, un jour, un écrivain. Pourtant, je m’intéressais peu à ce qui se passait autour de moi. À cette époque, et à une exception près, je n’écrivais que sur des sujets issus de mon imagination au lieu de la réalité. Celle-ci ne fut pas l’objet de mes premiers efforts littéraires, dont je ne garde qu’un souvenir très flou.
Le sujet de ma première rédaction après la fin des grandes vacances fut un incident qui s’était passé à la fin de juillet 1969 dans un grand magasin qui n’existe plus de nos jours, même si les gens âgés disent toujours Les Quatre Saisons en parlant de ce qui est aujourd’hui un immeuble de bureaux et – de moins en moins – d’appartements. Le grand magasin ne se trouvait pas dans la ville où je vivais enfant mais dans celle où je passais mes vacances d’été. J’habitais alors chez Ida, une cousine de ma mère, et l’oncle Walter, son mari. Bien qu’ils l’eussent souhaité, ils n’avaient pas d’enfants. Le regret qu’ils en avaient les accompagnait partout comme un balluchon invisible. Chaque été, je tenais, quelques jours durant, le rôle du fils de substitution que l’on gâtait, même si je devais me soumettre aux principes d’éducation de Walter, qui n’étaient pas ceux de mes parents. Je le supportais sans me plaindre car je savais que ça ne me faisait pas de mal, et puis j’aimais ces vieilles gens.
Au moment où je consacrai ma rédaction à l’histoire qui était arrivée dans leur ville, j’ignorais encore que c’étaient les dernières vacances que je passais chez eux. J’en pris conscience quelques mois plus tard, lorsqu’Ida mourut d’une pneumonie et que Walter s’installa dans une maison de retraite peu après l’enterrement. Il ne savait faire ni la cuisine, ni la lessive. Il n’avait jamais touché à une machine à laver ou à un four. Tout seul à la maison, il serait mort de faim, disait-on et répétait-il. De temps à autre, il m’envoyait des cartes postales écrites de ses pattes de mouche illisibles.
Ce mois d’août 1969 le professeur d’allemand nous avait demandé d’écrire, comme chaque année, une rédaction sur un événement remarquable, mémorable, ayant eu lieu au cours des six semaines de vacances que nous avions derrière nous. Il pouvait s’agir d’une rencontre particulière ou d’une histoire.
La plupart d’entre nous rédigèrent sans grand enthousiasme les sempiternelles descriptions interchangeables de vacances – sorties à la plage, grillades en plein air, baignades dans la mer, repas à l’hôtel – que je ne pouvais pas relater car mes parents ne nous emmenaient jamais nulle part. Les années précédentes, j’avais décrit la promenade au zoo, la visite de la fosse aux ours au moment de la distribution de nourriture, ou bien les tentatives de mon oncle pour m’apprendre à jouer aux échecs au Jardin des roses, mais cette fois-ci, j’avais quelque chose à raconter qui reléguerait dans l’ombre les narrations des autres élèves.
L’histoire dont j’avais été témoin avait alimenté les conversations, dans la ville et au-delà, pendant plusieurs jours. C’était une étrange affaire.

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