Un détail mineur
En 2003, un quotidien israélien, Haaretz, révèle qu’en août 1949 des soldats ont kidnappé, violé collectivement, puis tué et enterré une jeune bédouine du Néguev. Un crime qui s’inscrit dans la lignée des massacres commis à cette époque charnière pour terrifier ce qui restait des habitants de cette zone désertique.
Soixante-dix ans plus tard, Adania Shibli s’empare de cet “incident” dans un récit qui s’articule en deux temps nettement marqués. La première moitié relate le déroulement du crime avec une objectivité quasi chirurgicale. Elle met en scène deux personnages principaux : un officier israélien anonyme, maniaque de l’ordre et de l’hygiène, qui envahit les pages de sa présence hypnotique, et sa victime, comme lui jamais nommée. La seconde partie est narrée à la première personne, sur un ton très subjectif et ironique, par une Palestinienne d’aujourd’hui, obsédée par un “détail mineur” de l’incident : le fait qu’il se soit produit vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance. Bravant les obstacles imposés par l’occupant, elle parvient à se rendre dans le Néguev dans l’espoir d’exhumer le récit occulté de la victime. Mais la détective en herbe ne tardera pas à tourner en rond…
Longuement mûri, ce roman décapant dénonce en peu de pages, au-delà du contexte israélo-palestinien, le viol comme banale arme de guerre, et aborde subtilement le jeu de la mémoire et de l’oubli.
Extrait
Rien ne bougeait, sauf le mirage. De vastes surfaces dénudées s’étageaient jusqu’au ciel, frémissantes et silencieuses. L’éclat du soleil de l’après-midi effaçait presque les lignes de leurs hauteurs sablonneuses à l’ocre blême. On n’en discernait que de fragiles contours qui sinuaient au hasard en un flot de courbes et d’inflexions inégales semées d’ombres grêles – celles des buissons de pimprenelle et des pierres mouchetant les pentes. Hormis cela, rien. Juste l’immensité aride du Néguev écrasée sous la fournaise du mois d’août.
Seuls signes de la présence d’une vie aux alentours, des aboiements sporadiques et le tapage des soldats affairés à installer le camp qui parvenaient à ses oreilles tandis qu’à travers ses jumelles, posté en haut d’une dune, il promenait son regard sur le paysage étendu devant lui. Malgré la lumière aveuglante qui lui piquait les yeux, il suivait avec attention le tracé des petits sentiers et des sillons creusés dans le sable ; de temps en temps, il s’arrêtait sur l’un d’eux et l’observait plus longuement. Enfin il éloigna les jumelles de son visage, en essuya la sueur et les replaça dans leur sacoche, puis fendit son chemin dans le vent fort et nerveux de l’après-midi pour regagner le camp.
En arrivant ici, ils avaient trouvé deux baraques et les vestiges d’un mur d’une troisième à moitié écroulée – c’était tout ce qui avait réchappé des violents bombardements du début de la guerre. Mais désormais, la tente principale et celle de commandement se dressaient à côté des baraques, et l’espace résonnait du bruit des piquets et des barres qu’on enfonçait pour monter les trois autres tentes où logeraient les soldats. À son retour au camp, le caporal-chef – son adjoint – vint à sa rencontre pour lui annoncer qu’ils avaient débarrassé le terrain des gravats et des pierres qui l’encombraient, et qu’à présent, un groupe de soldats s’occupait de restaurer les tranchées. Il répondit qu’il faudrait absolument avoir terminé l’installation avant la nuit, puis lui demanda d’aviser les sergents de chacune des sections, certains caporaux et les soldats les plus anciens du peloton qu’ils devaient se présenter sur-le-champ dans la tente de commandement pour une réunion spéciale.
*
S’engouffrant par l’ouverture de la tente, la lumière du jour se répandait à l’intérieur en s’étalant sur le sable, révélant les multiples petits reliefs laissés par les pas des militaires à sa surface. Il ouvrit la séance en déclarant que tant qu’ils seraient basés à cet endroit, leur mission principale consisterait à la fois à délimiter la frontière sud avec l’Égypte, en empêchant les infiltrés de la traverser, et à ratisser le Sud-Ouest du Néguev pour le nettoyer des Arabes qui s’y trouvaient encore – des sources militaires aériennes signalaient en effet des mouvements de Bédouins et d’un certain nombre d’infiltrés.
Ils mèneraient également des missions quotidiennes de reconnaissance pour explorer minutieusement la zone. Toute cette opération pourrait prendre un certain temps ; ils resteraient postés ici jusqu’à ce que la sécurité soit parfaitement assurée dans cette partie du Néguev. Enfin, ils effectueraient des entraînements journaliers et des manœuvres avec l’ensemble de la troupe pour s’exercer aux modes de combat en milieu désertique et se familiariser à de telles conditions.
Les autres l’écoutaient en suivant le mouvement de ses mains sur la carte dépliée devant eux, où l’emplacement du camp était marqué par un petit point noir à peine visible à l’intérieur d’un grand triangle gris. Comme personne ne commenta ce qui venait d’être dit, un silence plana quelques instants sur l’assemblée ; il détourna alors le regard de la carte pour observer leurs visages mornes, inondés de sueur, qui scintillaient dans la lumière pénétrant par l’ouverture de la tente. Il reprit ensuite son discours en leur recommandant de bien insister auprès des soldats, en particulier les nouvelles recrues qui avaient rejoint le peloton, pour qu’ils prennent soin de leur équipement et de leur uniforme ; s’il manquait à quiconque du matériel ou des vêtements, qu’ils l’en informent directement. Il leur incombait également de leur rappeler de veiller à leur hygiène personnelle et de se raser quotidiennement. Au moment de lever la séance, il demanda au chauffeur, à un sergent et à deux caporaux présents dans l’assistance de se préparer à sortir avec lui pour un premier tour de reconnaissance dans la région.
Avant de partir, il passa par l’une des deux baraques, celle qu’il avait prise pour logis, et déplaça ses affaires – qu’il avait d’abord entassées près de l’entrée – dans un coin de la pièce. Soulevant un jerrycan de métal au milieu de son attirail, il versa de l’eau dans une petite bassine, puis tira d’un sac de toile une serviette qu’il humecta, avant de la passer sur son visage pour en ôter la sueur. Ensuite il la rinça et enleva sa chemise pour s’essuyer les aisselles. Enfin il renfila cette dernière et, après l’avoir reboutonnée, il lava bien la serviette et la suspendit à l’un des clous plantés dans le mur. Sur ce, il emporta la bassine à l’extérieur, versa dans le sable l’eau sale qu’elle contenait, puis revint avec dans la pièce, la posa dans le coin à côté de ses affaires, et ressortit.
Le chauffeur était assis derrière le volant. Les autres, ceux auxquels il avait demandé de se joindre à lui, se tenaient autour du véhicule. Lorsqu’il se fut rapproché, ils montèrent à l’arrière, et lui se dirigea vers le siège avant à côté du chauffeur, qui rajusta sa posture avant de tendre la main vers la clé de contact pour faire démarrer le moteur, dont le vrombissement tapageur envahit l’atmosphère.
Ils se mirent en route vers l’ouest, traçant leur chemin à travers ces monticules d’un ocre blafard qui moutonnaient de tous côtés, suivis par d’épais nuages de sable, surgis de sous leurs roues, qui s’élevaient dans le ciel en voilant entièrement le paysage derrière eux. Les hommes assis à l’arrière en étaient incommodés ; ils fermaient les yeux et la bouche pour tenter d’empêcher la poussière d’y pénétrer. Ces flots de nuages aux formes inégales ne retombaient que lorsque le véhicule disparaissait dans le lointain et que le bruit du moteur s’évanouissait entièrement. Le sable se reposait alors lentement sur les dunes, estompant les deux sillons parallèles laissés par les roues à leur surface.