Beyrouth 2020: Journal d'un effondrement
Au début de l’été 2020, dans un Liban ruiné par la crise économique, dans un Beyrouth épuisé qui se soulève pour une vraie démocratie alors que le monde est pétrifié par le coronavirus, Charif Majdalani entreprend l’écriture d’un journal. Cette chronique de l’étouffement et de l’effondrement se trouve percutée le 4 août par l’explosion dans le port de la ville de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. Dès lors, elle devient le témoignage de la catastrophe et du sursaut, le portrait d’une cité stupéfiée par la violence de sa propre histoire, le récit de “destins jetés aux vents”.
Extrait
Nous avons marché lui et moi jusqu’aux oliviers. Il y en avait trois, et de petits chênes verts. À l’horizon, à l’est et au sud, on voyait les crêtes des montagnes, et sur les deux autres côtés, c’était assez vaste pour que les limites de la parcelle ne soient pas perceptibles. Le gaillard m’en avait proposé une autre, d’où on voyait la mer, et je lui avais répondu que je ne voulais pas voir la mer. Je la vois assez, tous les jours, et tant qu’à être dans la montagne, autant voir les sommets, et dessus, la nuit, le baldaquin du ciel et son ballet d’étoiles. Je crois qu’il ne comprenait rien à ce que je lui disais. Il était sanglé dans une sorte de gilet, et dessous une chemise boutonnée jusqu’au menton, alors qu’il commençait à faire chaud. Lorsque nous avons dépassé les oliviers, marchant dans les herbes sèches qui cachaient parfois les restes de sillons durcis, en direction des ruines d’un petit cabanon que j’aurais envie de faire restaurer, il m’a demandé s’il était envisageable que je lui paye en cash. J’ai éclaté de rire, en lui demandant d’où il pensait que je pourrais lui trouver des dollars en cash. Il n’a pas commenté, nous étions convenus d’un règlement par chèque. Il a juste tenté sa chance. Il y a quelques jours, j’ai interrogé Jad sur les raisons qui poussent certains propriétaires à vendre des biens contre des chèques bancaires et il m’a répondu que c’est le plus souvent parce qu’ils ont des dettes qu’ils souhaitent rembourser au plus vite, avant l’effondrement complet de la livre. Moi, en revanche, je ne veux plus avoir un sou à la banque.
À mon retour, Mariam m’a annoncé que la machine à laver faisait un drôle de bruit. Et en effet, elle faisait un bruit inquiétant, une espèce de claquement régulier, presque cadencé, au rythme des tours du tambour. Je l’ai pourtant fait réparer il y a quelques jours, avant-hier, même. J’ai appelé le réparateur, qui n’a pas répondu, évidemment. Ces détails du quotidien sur lesquels nous sommes impuissants m’agacent et me mettent en colère. On se met vite en colère, ces temps-ci.
Sur les réseaux sociaux, la même chose, inlassablement, jusqu’à la nausée. L’effondrement économique, la ruine du pays, le contrôle des capitaux, les taux de change et la livre en chute libre, l’inflation, la pénurie qui guette.