Tu aurais dû t'en aller
Conte fantastique moderne, Tu aurais dû t’en aller invente, avec vigueur et virtuosité, une nouvelle manière de raconter l’horreur.
Présentation de l'éditeur
Un scénariste en mal d’inspiration décide de séjourner avec sa femme et sa fille de quatre ans dans une maison isolée parmi les montagnes. Prendre un grand bol d’air pur, aplanir ses difficultés conjugales, avancer sur son nouveau scénario : le narrateur espère bien que cette retraite hivernale portera ses fruits. Mais l’euphorie des vacanciers tourne court dès leur arrivée : atmosphère angoissante, voisinage louche, phénomènes inexplicables construisent peu à peu le décor d’un drame dont la famille ne sortira peut-être pas indemne… Entre histoire à faire peur et conte fantastique, sans se départir de l’ironie mordante qui lui est coutumière, Kehlmann démontre une fois de plus sa virtuosité narrative.
Extrait
Jana et Ella roulent en tandem sur la route de campagne. Le soleil brille, l’herbe ondule, musique gaie. Ella tient le guidon, Jana écarte les bras, gros plan : ravie, elle cligne des yeux dans la lumière. Après quoi le vélo roule sur une pierre, quitte la chaussée et se renverse. Cris de douleur. La musique s’arrête, fondu au noir, générique. Le ton est donné d’emblée.
Ça tombe bien que j’entame un nouveau carnet ici, en altitude. Nouveau cadre, nouvelles idées, nouveau départ. De l’air frais.
Esther a eu quatre ans la semaine dernière. Désormais, tout sera plus facile. On constate déjà qu’on ne se dispute plus sans arrêt pour savoir qui va se lever en même temps qu’elle, qui va la mettre au lit, qui va jouer aux cubes, au train électrique ou aux Lego. Maintenant, elle est beaucoup plus autonome.
La teinte froide blanc bleuté des deux glaciers, le granit accidenté en dessous, puis la forêt transformée en surface lisse vert foncé par la brume. Le ciel est légèrement couvert, un nuage s’est glissé devant le soleil, une couronne de feu entoure ses bords d’un blanc filandreux.
Devant la maison que nous avons louée, la prairie descend en pente douce, sur une centaine de mètres, vers la lisière de la forêt : sapins, pins et, là-bas, un immense saule pâle. Quand j’ouvre la fenêtre, j’entends le vent chuchoter. Aucun bruit à part cela. En contrebas, la vallée avec ses maisons petites comme des dés, sillonnée par trois bandes : route, rivière, rails. La route en lacet que nous avons empruntée bifurque tel un fin trait de crayon.
Un voyage horrible, d’ailleurs. C’est une route escarpée, sans glissières de sécurité, et Susanna a une conduite catastrophique. J’ai eu du mal à ne rien dire. Mais j’ai quand même fini par dire quelque chose, hélas, si bien que nous nous sommes disputés pendant le reste du trajet.
Le soleil vient de se profiler derrière le nuage, laissant le ciel s’écouler dans une clarté douloureuse, étincelante, sublime.
Ou cela fait-il trop de métaphores ? Le soleil ne se profile nulle part, le vent a chassé le nuage et, bien entendu, le ciel ne s’écoule pas. Mais une clarté douloureuse, étincelante, sublime, pas mal.
Exception à la règle, la maison est encore mieux en réalité que sur les photos en ligne. Pas de chalet alpin qui sent le moisi, mais un bâtiment à deux étages, neuf et minimaliste, avec un balcon étroit en haut et une grande baie vitrée au salon, à l’évidence une maison d’architecte.
Clarté mordante
Nuée de feu
Soleil roulant dans le firmament Montagnes gravées dans du bleu
Firmament – démodé. Mieux vaut le terme générique, ciel. Mets deux fois le mot firmament dans la bouche d’un personnage secondaire. Pas besoin de plus, le voilà caractérisé.
Ouverture en fondu, Jana dans la rue, portant son sac à provisions
Je m’apprêtais à écrire la suite lorsqu’elles sont rentrées. Et, quand elles sont dans la pièce, je ne peux pas me concentrer. Maintenant elles jouent sur le tapis et font du bruit, et moi je continue à griffonner pour leur faire croire que je suis en train de travailler parce que, si Susanna ne me croit pas en plein travail, elle va encore me dire : Arrête de te lamenter, tu ne travailles pas, de toute façon. C’est pourquoi j’écris sans cesse, je fais semblant d’être occupé et d’ailleurs, je le suis, puisque j’ai toute la production sur le dos.
J’aime Susanna et je ne veux pas d’autre vie. Pourquoi est-ce que nous nous disputons sans arrêt ? Comme à l’instant. Elle s’est levée du tapis d’un air réprobateur et, à ce moment-là, je me suis dit : C’est reparti. Et, bel et bien, elle a dit exactement ce que je savais qu’elle allait dire : On vient à peine d’arriver, t’es pas obligé de t’y remettre illico, tu pourrais quand même, la famille... et caetera.
Mais à ce compte-là, lui ai-je dit, ça ne donnera jamais rien, mon œuvre ne va pas voir le jour !
Tu veux parler de ton scénario ?
C’est sa façon d’insister sur le mot. Elle sait très bien ce qui m’énerve le plus. Et, bien sûr, je suis tombé dans le piège. Un scénario et pas une œuvre, me suis-je écrié, La Strada, Barry Lyndon, ce ne sont pas des œuvres, ça ?
Et elle de répondre tranquillement : Un scénario est une œuvre, mais pas une Œuvre. Pas comme tu le prononces. Et Ma meilleure amie 2, mouais.
Un jour ou l’autre, je vais écrire un film là-dessus. Longs dialogues, quantité de flash-back, pas de musique. Ça s’appellera Mariage. Curieusement, le titre n’a jamais été donné, il est encore disponible.
Je n’aurais pas dû répondre, plutôt me taire, dans le but de contourner la dispute. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler que les droits d’auteur pour lesdits scénarios qu’elle considère certes comme des œuvres, mais pas comme des Œuvres, surtout celui de Ma meilleure amie 1, remboursent les intérêts du prêt pour notre maison, une maison mitoyenne avec jardin qu’elle jugeait indispensable parce qu’il faut quand même un jardin pour un enfant, et maintenant nous avons la maison, le prêt est loin d’être remboursé, Esther ne joue jamais dans le jardin et, si je n’écris pas la suite de mon film le plus rentable, qui va payer les intérêts ?
Ce à quoi elle répondit qu’elle n’avait rien contre mes comédies tant que, de grâce, je ne les comparais pas à Minna von Barnhelm ou à La Cruche cassée – il faut toujours qu’elle cite des classiques pour me rappeler qu’elle est diplômée en philologie classique et germanique, tandis que je ne suis jamais allé à la fac – et cette manie que j’avais d’écrire à la main, juste histoire de jouer au poète, c’était franchement insupportable. Là-dessus, elle recula d’un pas et partit d’un rire aigu comme seuls savent le faire les acteurs durant une sale journée où le talent leur fait défaut. C’était si factice que j’en eus des frissons dans le dos et, à ce moment précis, nous avons été interrompus par Esther qui avait cassé le bras de sa poupée et réclamait de la colle en pleurant, mais où trouver de la colle en montagne ?
Elles se penchent à présent sur les morceaux de la poupée, les manipulent et attendent un miracle, pendant que je continue d’écrire sans lever les yeux pour que ce soit bien clair : je suis trop occupé pour prendre part à cette idiotie. Le jouet est foutu.