Les Abeilles d'hiver
Janvier 1944. Les bombardiers alliés sillonnent sans fin le ciel de l’Eifel, cette région frontalière de l’Allemagne avec la Belgique. Depuis son jardin, l’apiculteur Egidius les observe et pense à son frère, pilote, dont il n’a plus de nouvelles. Tous les matins, Egidius porte un soin amoureux à ses abeilles. L’après-midi, il va à la bibliothèque, où il a entrepris de traduire les écrits d’un moine du XVe siècle racontant le retour dans l’Eifel du cœur de saint Cusanus, conservé dans du miel. Le soir, il entretient des aventures avec plusieurs femmes du village dont les hommes sont au front. Et la nuit, parfois, il transporte clandestinement des Juifs dans ses ruches jusqu’à la frontière.
Écrit sous la forme d’un journal qui s’étend de l’hiver 1944 à l’hiver 1945, Les Abeilles d’hiver est tout à la fois un traité poétique d’apiculture, une réflexion sur la nature de la liberté, une absorbante chronique de l’arrière et le portrait touchant d’un homme sans qualité sur le point d’être englouti par la fureur aveugle de l’histoire.
Extrait
Lundi 3 janvier 1944
L’avion qui s’est écrasé est un Mitchell B-25 américain. J’étais sur le lieu du crash hier. Enfant, j’observais déjà les avions avec mon frère Alfons et je m’y intéresse toujours. Je reconnais la plupart des avions à leur silhouette, aux ailes rectangulaires, ovales ou pointues à l’extrémité, au fuselage ou à l’empennage et à leur armement. Mon frère avait toujours rêvé de s’élever loin au-dessus de la terre d’une manière ou d’une autre ; autant que je me souvienne, il voulait devenir pilote d’étoiles. Sur les murs de sa chambre, il y a encore ses dessins d’avions et de fusées destinées à conquérir l’espace. Sur son étagère, il y a des ouvrages de Hans Dominik et de Jules Verne, des romans sur les voyages dans l’espace et les expéditions aventureuses au cœur de la terre. Après avoir quitté l’école, Alfons s’est engagé dans l’armée de l’air. Il était déjà depuis plusieurs mois à l’école de pilotage quand nous avons reçu pour la première fois de ses nouvelles. La lettre était accompagnée d’une photographie le montrant debout, souriant, avec ses camarades, à côté d’un avion d’entraînement dans le hangar.
Depuis le début de la guerre, des escadrons de chasseurs et des bombardiers survolent tous les jours l’Urftland. Je les reconnais souvent au bruit de leurs moteurs avant même qu’on les voie.
Le Mitchell B-25 avait piqué du nez dans le sol. Il y avait un corps calciné dans l’armature du cockpit ; les têtes, les pieds et les mains des autres membres de l’équipage étaient éparpillés dans la boue du champ, le pilote, les membres disloqués, se trouvait juste à côté de sa machine. Seuls cinq membres de l’équipage ont été retrouvés. La police militaire avait largement bouclé la zone ; les soldats ont cherché des armes sur les corps, elles sont parfois cachées dans le rembourrage des épaulettes de leurs vestes. Ils ont trouvé, comme on l’a dit plus tard à l’auberge, des poings américains, des pistolets, une écharpe en soie avec une carte du Reich imprimée, une boussole de poche, un canif, des anneaux en or, une montre de pilote, des photos de famille, une bible, des images de femmes nues, blanches et de couleur.