La Soustraction

Auteur : Alia Trabucco Zeran
Editeur : Actes Sud

Une éruption volcanique recouvre de cendres San tiago du Chili le jour où doit y atterrir, en provenance de Berlin, l’avion qui transporte le cadavre d’Ingrid, une exilée chilienne qui souhaitait être enterrée au pays. L’appareil sera dérouté sur l’Argentine voisine, et Ingrid de connaître un nouvel exil. Au grand dam de sa fille Paloma, arrivée la veille, qui au volant d’un corbillard déglingué part en quête du cercueil, accompagnée par Iquela et Felipe, fille et fils d’ex-compagnons de lutte d’Ingrid. À la fin des années 1980, les parents avaient payé au prix fort leur opposition à la dictature de Pinochet. Exécutions sommaires et tortures méthodiques constituaient alors le lot quotidien des activistes. La délation aussi, parfois…

Deux voix s’élèvent ici en contrepoint : celle d’Iquela, tourmentée mais rationnelle, tout en désespoir retenu, et celle de Felipe, qui construit un monde furieux et délirant à base de mathématiques mortuaires. Fils d’un “disparu”, le jeune homme se livre au décompte compulsif des tombes et des morts ; c’est que le pacte du silence a créé, dans ce pays, beaucoup trop de morts sans corps ni mémoire. Le road trip cocasse et funèbre à travers les Andes – voyage initiatique au-delà de la frontière – suffira-t-il pour que ces jeunes gens cessent d’être les exécuteurs testamentaires de la mémoire de leurs parents et deviennent les protagonistes de leur propre histoire ?

Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco
21,00 €
Parution : Février 2021
205 pages
ISBN : 978-2-3301-4436-4
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Extrait

Bien espacés : un dimanche oui et l’autre pas, voilà comment ont commencé mes morts, sans aucune régularité, un week-end sur deux, parfois deux d’affilée, ils me surprenaient toujours dans les endroits les plus incongrus : couchés aux arrêts de bus, dans les caniveaux, les parcs, pendus aux ponts et aux feux rouges, flottant et descendant à toute allure la rivière Mapocho, les corps dominicaux m’apparaissaient dans chaque coin de Santiago, les cadavres hebdomadaires ou bimensuels que j’additionnais méthodiquement, et leur nombre croissait comme croît la mousse, la rage, la lave, ça montait, montait, mais justement, les additionner posait problème car monter n’avait pas de sens puisqu’on sait que les morts tombent, incriminent, tirent vers le bas, comme ce macchabée que j’ai trouvé affalé sur le trottoir pas plus tard qu’aujourd’hui, un mort solitaire qui attendait tranquillement mon arrivée, alors que je passais tout à fait par hasard avenue Bustamante, en quête d’une gargote où boire quelques bières pour combattre la canicule, cette chaleur poisseuse qui fait fondre jusqu’aux calculs les plus froids, je suis là, à chercher désespérément un bouge où me rafraîchir, quand je vois à l’angle de la rue Rancagua un de mes morts subversifs, encore seul et tiède, hésitant entre rester d’un côté ou se jeter de l’autre, il m’attendait dans la mauvaise tenue, chaudement vêtu, bonnet et gilet de laine, comme si la mort habitait en hiver et qu’il devait s’apprêter pour lui rendre visite, mon mort gisait à un coin de rue, la tête basculée en avant, je me précipite sur lui et regarde ses yeux, je me baisse pour attraper son visage au dépourvu, l’étudier, le posséder, et là je me rends compte qu’il n’a pas d’yeux, seulement des paupières comme des murs, comme des cagoules, comme des barbelés, ça me rend nerveux alors j’inspire profondément et je me contiens, je souffle, m’accroupis, lèche mon pouce, l’humecte entièrement et le porte avec précaution à son visage, je soulève calmement sa paupière rigidifiée, je tire tout doucement le rideau pour l’épier, l’assaillir, le soustraire, oui, mais une peur atroce me laboure la poitrine, une terreur qui me paralyse car l’œil s’embourbe d’un liquide qui n’est ni bleu, ni vert, ni marron, c’est un œil noir qui m’observe, un œil d’eaux croupies, une pupille embuée par la nuit, et je tombe au fond de ses orbites, je me vois clairement dans l’iris sombre de cet homme : noyé, battu, brisé dans ces fosses qui m’aident au moins à saisir l’urgence, car ce mort est un avertissement, une piste, une priorité, je vois mon visage s’enfouir dans le sien, mes yeux me contempler du fond de ses orbites vides et je comprends qu’il est vraiment temps de me dépêcher, de m’appliquer pour arriver à zéro, oui, et juste quand j’ai retrouvé mon calme et que je me prépare, quand je prends mon petit carnet pour l’enregistrer, j’entends au loin le hululement insupportable, l’ambulance qui fonce furieusement, m’obligeant à le soustraire dare-dare, à le supprimer, parce que le problème a toujours été l’ajout, l’addition qui donne un résultat erroné : comment équilibrer le nombre de morts et le nombre de tombes ? Comment savoir combien nous sommes à naître et combien à rester ?
Comment faire coïncider les mathématiques mortelles et les recensements ? En soustrayant, décomposant, déchiquetant les corps, voilà comment, en se servant de l’arithmétique de la fin des temps, afin de pouvoir se réveiller le dernier jour de manière ferme et définitive, serrer les dents et soustraire : dix-sept millions trois cent quarante et un mille neuf cent dix-huit, moins trois mille et des poussières, moins les cent dix-neuf, moins un.

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