Humeur noire

Auteur : Anne-Marie Garat
Editeur : Actes Sud

De passage à Bordeaux, la ville où elle est née et où grandir a voulu dire s'émanciper, la ville dont l'opulence bourgeoise et l'arrogante amnésie lui restent comme un caillou dans la chaussure, Anne-Marie Garat se rend avec un sien cousin bordelais au musée d'Aquitaine où, ensemble, ils découvrent l'exposition consacrée à la traite négrière. Et tombent en arrêt devant certain cartel, au langage pour le moins javellisé. «Humeur noire »revient sur la colère qui jaillit face à la malpropreté des mots. En décortiquant avec humour et lucidité sa propre obsession d'écrivaine, Anne-Marie Garat signe un livre étonnamment personnel (et étonnamment réjouissant), sur les traces d'une histoire collective et d'une mémoire intime (trop) longtemps laissée(s) tranquille(s). Intranquille, vivant, pétillant, virtuose, un emportement qui cristallise combien tout est lié, combien «tout» est important.

21,50 €
Parution : Février 2021
290 pages
ISBN : 978-2-3301-4452-4
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Extrait

Que se passe-t-il quand on marche en rêve dans un mauvais rêve, pas vraiment un cauchemar mais quelque chose de pénible se trame dans ce rêve, il faudrait l’arrêter, ou retourner à son début et c’est impossible, alors plutôt en sortir que de connaître la suite ; plutôt se réveiller. Mais au réveil, que se passe-t-il qui ne ramène au précédent rêve, à son malaise, son anxiété ?
Je suis dans cette humeur noire quand je retourne à Bordeaux. Quelque chose de pénible s’y trame, l’ennui ou l’amertume qu’on traîne comme d’une rupture qui s’est mal passée et, au lieu de s’effacer, persiste en ce que l’on devient, en quoi l’on change – je ne sais laquelle de moi s’irrite, celle d’antan, d’hier, ou d’aujourd’hui, devenue une autre entre-temps, et la ville non plus n’est pas restée la même, elle a plutôt rajeuni, de neuf toilettée avec sa pierre décapée, ses cours élégants rendus aux piétons, les promenades de ses quais dégagés des anciens entrepôts de béton, des grues et des cargos, avec ses lignes de tramway glissant en silence, il doit y faire bon vivre se disent les touristes, mais je n’en suis pas une.
Depuis des décennies je n’y reviens plus qu’entre deux TGV pour des rencontres littéraires dans une librairie, ou à l’Escale du livre quand j’y suis invitée, ainsi de Bordeaux je ne vois que l’immense verrière en cathédrale de sa gare Saint-Jean – elle-même contaminée d’autres rêves en échos aussi confus qu’oppressants que je m’empresse de chasser. Si me prend l’envie d’un séjour dans le Médoc ou à la plage de Soulac-sur-Mer, je saute dans le TER du Verdon sur le quai voisin ou, si je loue une voiture, je contourne alors le cœur de ville par les boulevards de ceinture jusqu’à la barrière du Médoc, puis cap au nord vers les vignes et les forêts de pins maritimes.
Pourtant, au retour, mais que me prend-il, il m’arrive parfois de bifurquer soudain vers le quartier des Chartrons, de rouler jusqu’à la rue Marsan où est ma maison natale. J’arrête ma voiture au coin de l’impasse – le mauvais rêve recommence. Mieux vaut te réveiller. Attrape le cours de la Martinique vers les quais en évitant le Jardin public, longe en vitesse les bords de Garonne aux nobles façades xviiie siècle et fonce gare Saint-Jean rendre ta voiture.
Le passé est à l’affût dans cette impasse, il me frôle continûment mais cet endroit n’est plus le mien, te rappelles-tu vraiment l’histoire, ses épisodes et leur enchaînement, années 1950 et 1960 : en février 1956, un mètre de neige dans les rues, la Garonne charrie des blocs de glace ; 1958, communion solennelle, missel, voile d’organdi – tous les jours l’épicier voisin fait grincer son rideau de fer, M. Achmi dort sur sa chaise, et tous les jours je me tape le trajet en tram jusqu’à Gambetta, remonte la rue Porte-Dijeaux jusqu’au lycée (de filles) Cheverus comme auparavant j’allais à lents petits pas le long des rues jusqu’à l’école primaire (de filles) du cours Balguerie-Stuttenberg, le vélo paternel est calé contre la porte de la cave, un soir de canicule le soleil bas étoile une vitre au fond de l’impasse – tout se déroule en même temps, infiniment séparé et la ville entière n’en finit pas de tirailler ici et là, avec ses adhérences de mâchures mal réparées, ses piqûres d’épines, ronces, orties, échardes fichées dans la mauvaise mémoire, méfie-toi. La prochaine fois, prends le plus au large par la rocade, et tant pis pour les embouteillages.
Mon unique raison d’y revenir quand même est pour le plaisir de retrouver mon très cher cousin qui vit en banlieue sur la rive droite dominant la Garonne, en aval du dernier pont et assez loin pour me croire presque à la campagne une fois chez lui. De là, facile de feinter Bordeaux en traversant la Garonne par le pont d’Aquitaine, une bretelle de la rocade nous débarque plus loin vers Bruges, Blanquefort, déjà presque rendus à Margaux, puis à Lamarque, commune où il est né, où vivaient ses parents, notre grand-père, chez qui ma sœur et moi passions nos vacances, plat pays de vignobles et d’estuaire avec lequel lui et moi entretenons la même relation sentimentale de nos enfances.
Or une circonstance nouvelle m’a rappelée à Bordeaux, ou plutôt cette fois Bordeaux m’a un peu rudement signifié que la corde tient bien à la cheville, ou la laisse au cou, la longe est plus courte que je ne le croyais.

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