Antoine des Gommiers

Auteur : Lyonel Trouillot
Editeur : Actes Sud

De ces deux frères, Franky et Ti Tony, l’un est attaché aux mots et aux figures de style quand l’autre, pragmatique, se fie à la magouille pour les faire vivre dans ce corridor des quartiers pauvres et souvent violents de Port-au-Prince. Et le fait que leur mère leur dise depuis toujours qu’ils sont les descendants d’Antoine des Gommiers, ce devin magnifié par des générations d’Haïtiens, n’adoucit pas leur misère mais pourrait peut-être en modifier les contours et les lointains. Car c’est de cela qu’il s’agit, de cette parentèle qui ne change rien pour l’un et tout pour l’autre ; de la vie de ces deux garçons, de l’amour qu’ils portent à leur mère, de leur regard sur ses vœux et ses tourments.

La réalité de leur existence, c’est Ti Tony qui la décrit. Franky, lui, préfère reconstituer le passé. Aux Gommiers il est allé un jour sur les traces de l’ancêtre supposé pour se documenter, et depuis il écrit ou revisite la vie de cet Antoine extraordinaire, cet homme en son cœur aussi salvateur qu’une ample métaphore.

Mais quelle est l’essence des récits d’une vie quand elle n’a pas d’avenir ? Avec quelle arme ou quelle faiblesse se construit-on une intériorité, dans les corridors comme ailleurs ? Et quelle est la couleur de la beauté, celle de l’amour, si ce n’est celle que les conteurs et autres rêveurs portent à l’infini ?

Ce roman est l’un des plus beaux, l’un des plus poétiques de Lyonel Trouillot.

18,00 €
Parution : Janvier 2021
160 pages
ISBN : 978-2-3301-4466-1
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Extrait

Antoine des Gommiers, houngan et devin, dont il est dit qu’il n’élevait jamais la voix, mangeait peu, buvait peu, n’entretenait de relations sexuelles avec sa femme et ses maîtresses que les jeudis dans les mois pairs, un mercredi sur deux les autres mois, avait inscrit à lui tout seul le nom de son village sur la carte du département, du pays, de l’Amérique, voire du monde.
Grâce à lui Les Gommiers n’a rien à envier aux villes historiques, Le Cap avec sa Citadelle, Marchand-Dessalines avec ses forts, Camp-Perrin avec ses grottes. Les événements se succèdent, les uns chassant les autres de la mémoire des peuples. Les monuments se dégradent, s’effritent, s’effondrent et deviennent souvent des amas de poussière ou des colonnes de pierres ayant perdu toute signifiance. L’Histoire traverse le temps moins bien que la légende.
Aujourd’hui encore, pour enseigner aux malappris les vertus de la discipline ; pour rappeler les voyous à l’ordre de la morale, les lunatiques à l’ordre du réel ; pour calmer les ardeurs téméraires des enragés de la prise de risques tels les danseurs de corde, les fous du volant, les joueurs compulsifs, les plongeurs avides d’explorer les grands fonds marins, les bandits de grand chemin rançonnant les voyageurs, les obsédés sexuels aux épenses énergétiques exagérées, les politiques têtus s’accrochant au pouvoir, les héritiers gourmands cherchant à priver les autres membres de la fratrie de leur part de la succession ; pour sonner l’appel de la révolte dans le cœur d’une victime bêtement soumise aux caprices de son tyran et renforcer les acquis de la sagesse populaire exprimés dans les dictons du type “aide-toi, le ciel t’aidera”, “qui frappe par l’épée périra par l’épée”, “on récolte ce qu’on a semé” ; en bref, pour combattre les multiples errances des humains qui se trompent sur leur chemin de vie, c’est l’homme des Gommiers que l’on appelle à la rescousse.
En prévision des conséquences funestes des défauts de comportement de toute personne sujette aux excès et aux débordements, la menace tombe : “Si tu persistes dans l’erreur, il t’arrivera un malheur que même Antoine des Gommiers n’avait pas vu venir.” Terreur, ô Terreur ! Quelle catastrophe inimaginée aurait donc échappé à la clairvoyance du maître ? Le doute renforce la menace. Puisqu’il est dit qu’Antoine des Gommiers avait tout vu venir, le meilleur et surtout le pire : les amours et les désamours, les famines, les guerres mondiales, l’assassinat d’un président avant même sa naissance, l’ange ou le tyran caché dans la peau du nourrisson, les grands destins, les petites natures, les accalmies, les gros orages, les nobles âmes, les fausses couches, les fausses vertus, les fausses routes, les faux-semblants, le bien, le mal et l’entre-deux.
Les habitants des Gommiers peuvent s’enorgueillir de l’odeur de résine que répandent leurs cheveux et leurs vêtements, preuve que l’homme et la nature sont le prolongement l’un de l’autre ; des petits bois ayant survécu à l’érosion, havres pour les premières amours ; de leur amitié avec le nordé, un vent frais et paresseux qui arpente le bord de mer, accompagne les allers et accueille les retours. Mais leur plus grande fierté reste d’être sur vingt-sept mille kilomètres carrés les seuls à habiter une localité ayant donné naissance à un homme – mais était-il un homme au sens ordinaire du mot ? – entré dans la langue et le parler populaires.
De tous les lieux du pays, Les Gommiers est le seul qui voyage sur l’ensemble du territoire et se trouve mêlé à toutes les conversations, aux aventures et mésaventures de la vie privée comme de la sphère publique. Dans les antichambres, les alcôves, les cercles mondains, à l’heure des coups d’État et dans les réunions des conseils d’administration, à Cité L’Éternel comme à Cité Carton, où la boue peut parfois s’élever à hauteur d’homme et les décharges du littoral se solidifier, s’avancer dans la mer et devenir des îlots, chaque fois qu’il est question de choisir son chemin, d’être droit dans ses pas ou de se tromper sur soi-même, il y a toujours une voix pour dire : “Si tu persistes dans l’erreur...”

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