Exercice de confiance
Sud des États-Unis, début des années 1980. David et Sarah s’aiment comme seuls peuvent s’aimer des adolescents – intensément, obsessionnellement. Ils ont quinze ans, rêvent de permis de conduire, d’une carrière artistique et viennent d’intégrer une prestigieuse école d’art dramatique. Sous la férule du professeur Kingsley, un “vétéran” de Broadway aux méthodes peu conventionnelles, les deux jeunes gens sont initiés au métier d’acteur – leurs émotions sont exhibées et disséquées, leurs vulnérabilités mises à nu. Mais en coulisse, c’est un jeu bien plus trouble – de pouvoir et de prédation – qui se joue.
Douze ans après la fin de leurs études, Sarah retrouve certains de ses anciens camarades et un nouveau récit nous est révélé. Les rôles sont redistribués, des zones d’ombre sont éclaircies tandis qu’une autre vérité prend forme. Que s’est-il réellement passé à l’époque ? Qui faut-il croire ? Peut-on seulement se fier à soi-même, à ses propres souvenirs ?
Questionnant le lien de confiance unissant le lecteur et l’auteur, Susan Choi livre un roman explosif sur les frontières du consentement et la malléabilité de la mémoire. Un tour de force littéraire couronné par le National Book Award en 2019.
Extrait
Ni l’un ni l’autre ne conduit. David aura seize ans en mars, Sarah en avril. C’est le début du mois de juillet, ils n’ont ni l’âge du permis ni clés de voiture, loin de là. Il reste huit semaines d’été, un laps de temps qui semble interminable, mais leur part d’intuition leur signale que ce n’est finalement pas si long, que ça passera vite. Leur part d’intuition a tendance à s’enflammer lorsqu’ils sont ensemble. Mais elle les renseigne seulement sur leurs désirs, pas sur les moyens de les satisfaire, et c’est insupportable.
Leur idylle a commencé pour de bon cet été, mais le prologue a duré toute l’année qui vient de s’écouler. De l’automne au printemps, ils n’ont vécu que l’un par rapport à l’autre, et tout le monde les considérait comme un couple, bien que non déclaré. Peu l’évoquaient, mais tous ressentaient ce courant électrique qui passait entre eux, cette tension dangereuse. Quand au juste cela a-t-il commencé, difficile à dire. Ils avaient tous les deux de l’expérience – aucun n’était vierge –, ce qui a pu précipiter comme ralentir les choses entre eux. La première année, à l’automne, chacun a fait sa rentrée en couple, mais leur moitié fréquentait un autre lycée, plus normal. Leur école à eux était particulière, dans le sens où sa vocation était de sélectionner dans des domaines bien précis les élèves les plus talentueux de toute la ville, et même au-delà, jusque dans les communes périphériques désolées. Considérée dix ans plus tôt comme une expérience audacieuse, elle était à présent une institution d’élite, récemment installée dans un nouveau bâtiment bénéficiant d’équipements “professionnels”, “de classe mondiale”. Elle était censée vous mettre à part, rompre des liens qu’il valait mieux couper, confiner à l’enfance. Sarah et David ont accepté, considérant que cela faisait partie des rites déchirants qu’exigeraient leurs vies exceptionnelles. Ils ont témoigné peut-être même un supplément de tendresse à la petite copine et au petit copain résiduels au moment de s’en séparer. L’école portait le nom d’Académie métropolitaine des arts du spectacle, mais eux deux, tous les élèves ainsi que tous les enseignants y faisaient référence sous l’abréviation assez pompeuse d’Aca.
À l’Aca, les élèves en première année d’Art Dramatique apprenaient la Mise en Scène, Shakespeare, le Solfège, et se livraient en cours de théâtre à des Exercices de Confiance, termes qui tous devaient s’écrire avec une majuscule, comme il convenait à leur relation à l’Art avec un grand A. Les Exercices de Confiance se déclinaient apparemment selon une variété infinie de thèmes. Certains impliquaient une prise de parole et ressemblaient à une thérapie de groupe. D’autres nécessitaient le silence, des bandeaux sur les yeux, de grimper sur une table et se laisser tomber à la renverse dans le maillage des bras de ses camarades. Presque quotidiennement, ils s’allongeaient sur le dos sur le carrelage froid dans ce que Sarah, bien plus tard dans sa vie, apprendrait à identifier comme la posture du cadavre dans son cours de yoga. Mr Kingsley, leur professeur, évoluait à pas feutrés parmi eux dans ses mocassins en cuir souple et à bout pointu en psalmodiant un mantra de conscience musculaire. Laissez votre conscience se déverser dans vos tibias, les remplir lentement, de la cheville au genou. Acceptez qu’ils deviennent liquides, lourds. Tout en ressentant la moindre de vos cellules, que vous entourez de votre conscience aiguisée, vous vous en détachez. Lâchez prise. Lâchez prise. Sarah avait décroché son admission grâce à un monologue de la pièce de Carson McCullers, The Member of the Wedding. David, qui avait fait un stage de théâtre en camp de vacances, avait choisi Willy Loman dans Mort d’un commis voyageur. Le premier jour, Mr Kingsley se glissa dans la salle comme une lame – il se déplaçait sans bruit, comme en embuscade – et une fois le silence fait parmi les élèves, ce qui ne tarda pas, il posa sur eux un regard que Sarah voyait encore dans un coin de son esprit. Un mélange qui semblait fait de mépris et de défi. Vous m’avez l’air de moins que rien, leur lançait ce regard, telle une éclaboussure d’eau glacée. Et puis, taquin, il rectifiait le tir : ... à moins que je me trompe ? théâtre, écrivit-il à grands coups de craie sur le tableau.
— C’est comme ça que ça s’orthographie. Si jamais il manque le moindre accent, je vous colle un zéro. C’étaient ces mots qu’il leur avait adressés en premier, et non le méprisant “Vous m’avez l’air de moins que rien” que Sarah avait imaginé.
Sarah portait un jean bleu qui était son signe distinctif. Elle avait beau l’avoir acheté dans un centre commercial, elle ne verrait jamais quiconque avec le même : il était propre à sa personne, très ajusté, avec des coutures très recherchées. Elles décrivaient des spirales et des motifs qui descendaient jusque sur son cul, le devant et l’arrière des cuisses. Personne d’autre ne portait de jean texturé ; pour les filles, c’était Levi’s cinq poches ou legging, et pour les garçons, le même Levi’s cinq poches, ou, l’espace de quelque temps, pantalon en nylon à la Michael Jackson. Un jour, en Exercices de Confiance, peut-être vers la fin de l’automne – David et Sarah ne savaient jamais trop, ils n’en parleraient pas avant l’été –, Mr Kingsley éteignit toute la salle de répétition par ailleurs dépourvue de fenêtres, les plongeant dans un caveau sans lumière. À un bout de la pièce rectangulaire se dressait une scène, à environ soixante-quinze centimètres de hauteur. Une fois dans le noir complet et le silence absolu, ils entendirent Mr Kingsley frôler le mur opposé et monter sur la scène, dont ils discernaient vaguement le bord grâce à des morceaux de scotch luminescent qui flottaient en pointillé, comme une constellation. Longtemps après que leurs yeux se furent habitués, ils ne virent rien d’autre que ceci : une obscurité semblable à celle d’un utérus, ou d’une tombe. Depuis la scène retentit la voix sévère et tranquille du prof, qui les vida de toute notion de temps. Les dépouilla de tout savoir. Ils étaient des nouveau-nés aveugles et devaient s’aventurer dans le noir pour voir ce qu’ils pouvaient trouver.