L'homme-frère
Après les blessures faites à la terre dans La Malchimie, Gisèle Bienne élargit le cercle creusé dans la plaine foudroyée autour de sa famille désunie par un héritage inéquitable et dévoile les blessures que les hommes-frères se font au nom du droit au salaire différé.
Extrait
LE DOSSIER “SANDRA”
Avant mon départ précipité pour la plaine, je réponds au dernier message de Sandra et la préviens que je vais m’absenter. À sa demande et à l’invitation de son psychologue, elle écrit des textes sous ma conduite. Sandra, vingt-six ans, a été classée “schizophrène”. Nous classons, nous sommes classés, ou déclassés. Sandra se vit en marge, “loin de tous”, à l’exception de sa mère. Dans ses textes soigneusement numérotés, elle parle du temps d’avant les cassures. “Cassure”, c’est son mot, “je suis cassée”, elle en use. Elle a commencé à se pencher sur son “parcours de vie” voici trois mois, “Il n’y a que ça qui nous appartienne et ça ne m’appartient pas, rien ne m’appartient plus, c’était dans une autre existence”. Elle dit cela calmement, avec douceur presque. C’est par cette douceur qu’elle séduit ou dupe ses interlocuteurs, une douceur à la Marilyn Monroe, son idole. Elle en consulte souvent le portrait au dos de son miroir de poche pour lui demander conseil sur les “choses de la vie”, elle y pose les lèvres, l’essuie avec la manche de son pullover. On l’appelle “jolie Marilyn”.
“Vous ne trouvez pas que j’ai un trop petit nez ?”
“Votre nez est très bien, Sandra.”
“Marilyn aussi avait un petit nez. Pourquoi je passe sans arrêt du rire aux larmes etducoqàl’âne?”
“Je ne sais pas, vous êtes une fille curieuse.”
“Pourquoi vous êtes toujours aimable ?” “Toujours ?”
“Parce que vous l’avez décidé.” “Peut-être.”
“On est gentil avec moi au début et, après, on me lâche. Je vois un psy depuis trois années et je ne vois rien. On me fait une piqûre une fois par semaine, à l’hôpital, contre les délires, et tous les jours les médicaments.”
D’abord elle a rechigné à écrire, trop habituée à dire, à raconter, raconter encore : “Mon père est allé acheter la baguette de pain, un dimanche matin, j’avais neuf ans, il n’est jamais rentré à la maison. Maman est restée avec les six enfants sur les bras, les deux derniers sont des jumeaux. Mon père était typographe, un beau métier. Maman dit que je lui ressemble et que je suis sa petite fée. Mes frères et sœurs sont bruns, je suis blonde, comme lui. Mon frère cherche à m’attraper, le soir, quand tout le monde dort, ou bien ils font la sourde oreille parce qu’il tape.” Elle dit cela d’une traite.
Sandra s’y est mise. Elle écrit des textes courts, écrit dans une sorte d’urgence, ne serelitpas,nesecorrigepas.Toucheràson texte serait, pour l’instant, comme toucher à son corps. Elle m’a expliqué que ces médicaments qu’elle prend matin et soir contre l’angoisse ne sont pas bons pour la mémoire. “La perdre, ce serait tout perdre, on serait plus tranquille mais on n’aurait plus rien à soi.” Elle souhaite écrire sur ses dépressions, la camisole chimique, ses rechutes, ses sorties de tunnel, ses mascottes, sur sa “petite maman”, et les péniches qui passent sur le canal et font escale au port de la ville. Ce serait au bout du compte respirer un air différent mais il lui faudra tenir le cap et rien n’est moins sûr, trop de difficultés à se concentrer. Elle rit. Quand elle rit, elle pleure : “Personne ne peut savoir par quoi je suis passée.” Elle ne voudrait pas rechuter et elle a besoin de travailler avec des personnes calmes.
“Pourquoi vous vous intéressez à moi ? Je les déçois tous. Ce sera pareil avec vous.”