M. Je-Sais-Tout: Conseils impurs d'un vieux dégueulasse
Cry-Baby, avec Johnny Depp dans un de ses premiers rôles ? C’est lui. Serial Mother, mettant en scène une Kathleen Turner en mère tueuse sur fond pastel ? Lui encore. Hairspray, qui a connu un énorme succès tant à Broadway que dans sa réadaptation cinématographique ? Lui aussi.
Réalisateur, scénariste, acteur, écrivain et artiste jusqu’au bout de sa célèbre moustache dessinée à l’eye-liner, John Waters – alias le Pape du Trash – semble avoir autant de casquettes qu’il a eu de vies. À soixante-quatorze ans, toujours aussi déjanté et acerbe, il revient avec ce nouvel ouvrage, à la fois mémoires et livre de conseils, récit nourri d’anecdotes de tournage et d’expériences personnelles, d’hommages et d’exercices d’admiration (Warhol, Divine, Pasolini, Patty Hearst…), d’humour irrévérencieux et de punch lines ravageuses.
Toujours aussi radical et transgressif, le dandy punk et kitsch de Baltimore, devenu culte malgré lui, continue d’épingler les travers de ses contemporains et de pourfendre ses ennemis : le conformisme, le bon goût, les racistes et homophobes de tous bords. Pour cela, il dispose d’une arme de subversion massive : l’humour noir. Qu’il évoque sa période underground et ses déboires hollywoodiens ou qu’il livre ses pensées sur la sexualité, le militantisme, la mort, l’art simiesque ou la drogue, John Waters le fait toujours avec une formidable liberté de ton et un sens de la formule percutant.
Extrait
Bizarrement, je suis devenu quelqu’un de respectable. Je me demande bien comment. Le dernier film que j’ai réalisé s’est fait descendre par la critique et a été interdit aux moins de dix-sept ans. Six de mes contacts personnels ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. Et puis j’ai produit une œuvre d’art intitulée Douze trous de balle et un pied sale, composée de gros plans extraits de films pornos, et un musée l’a acquise pour sa collection permanente sans que personne se fâche. Qu’est-ce qui a bien pu se passer, bordel ?
On me méprisait, et voilà qu’on me demande de prononcer des discours aux remises de diplômes dans de prestigieuses universités, d’assister aux rétrospectives de mon œuvre à la Film Society of Lincoln Center (devenue Film at Lincoln Center) et au British Film Institute, et que le gouvernement français me remet une médaille pour “contribution au rayonnement des Arts et des Lettres en France”. Cette maturité insensée me rend dingue !
Soudain, la pire chose qui puisse arriver à un artiste me tombe dessus : je suis accepté. Comment est-ce que je pourrais encore “galérer” alors que mes films autrefois underground sont désormais disponibles partout ? Même Multiple Maniacs est rentré dans la légalité du point de vue des droits musicaux et ressort en salle grâce à Janus Films, le premier distributeur américain de Godard et de Truffaut, rien de moins. Pink Flamingos est passé à la télé ! Comment est-ce que je peux me plaindre que mes films sont difficiles à voir maintenant que la Warner Bros. gère la plupart de mes titres et que Criterion, le plus classe des distributeurs DVD, restaure les pellicules de mes plus grossières atrocités ? Mes tout premiers films en 8 mm qui n’ont jamais bénéficié d’une réelle sortie ont même intégré les collections du MoMA, et, la vache, sept des livres que j’ai écrits continuent à se vendre et deux d’entre eux figurent dans les meilleures ventes du New York Times. Comment est-ce possible ? Comment ?
Je ne peux même plus me faire passer pour un artiste écorché. J’ai des amitiés qui remontent à une cinquantaine d’années et certains de mes dîners n’entrent pas dans le cadre de mes frais déductibles – ce qui est le signe d’une vie personnelle réussie. Touchons du bois, je suis en bonne santé. Bon sang, j’ai soixante-treize ans et mes rêves ont été exaucés. Est-ce que c’est pas à gerber ?
Contrairement à ce que vous pensez quand vous êtes jeune, le succès n’est pas un ennemi, mais s’il survient trop rapidement, il peut devenir un problème de privilégié. Certes, vous devriez éprouver une légère panique si on prend au sérieux votre première œuvre déjantée sans vous opposer de résistance, mais sachez que le concept de l’artiste crève-la-faim est dépassé. Il n’y a rien de mal à gagner de l’argent en faisant ce qui nous plaît. On peut être heureux, à la masse, et réussir, je vous le garantis.
Mais supposons que l’échec s’éternise, que vous ayez un mal de chien à trouver votre voie. Il faut alors vous demander : suis-je la seule personne au monde à trouver que ce que je fais a de l’importance ? Si la réponse est oui, bon, vous êtes mal barré. Il vous faut au moins deux personnes – vous plus quelqu’un d’autre (pas votre mère). Un engouement même très limité peut faire décoller votre carrière, et si vous faites assez de bruit, les portes commenceront à s’ouvrir, et c’est seulement à ce moment-là que vous pourrez accéder à un degré de démence supérieur. M. Je-sais-tout est là pour vous dire très précisément comment mener votre vie à partir de ce jour-là.
Je ne me trompe jamais – demandez à Joan Rivers – enfin non, vous ne pouvez pas parce qu’elle est morte, mais quand elle était en vie, je l’ai présentée au mec avec qui j’étais allé la voir sur scène à Provincetown et elle lui a demandé : “Vous êtes ensemble ?” Il a répondu oui, et elle lui a conseillé : “Faites tout ce que John vous dira de faire.” Joan savait que j’étais infaillible. Elle en était convaincue.