Moi, étoile filante
À la suite d’un rêve prémonitoire, juste avant sa mort, un artiste peintre égyptien, Chihab al-Chamandar (1958-2018), né dans une famille aux racines multiples et enchevêtrées, se décide à écrire son autobiographie. Défi le ainsi comme dans une exposition, en trente et un chapitres-tableaux, la vie tumultueuse d’un homme avide de tous les plaisirs, la sensibilité à fleur de peau, avec ses interrogations existentielles, ses innombrables conquêtes féminines et, surtout, sa passion dévorante pour les arts plastiques. Aux souvenirs intimes de Chihab, aux histoires parfois sordides dont il est le héros ou le témoin, se mêle dans chaque séquence sa quête éperdue d’un art vivant, loin des canons académiques, dans une Égypte en plein bouleversement social et culturel.
Fort différent de Taxi ou de L’Arche de Noé, tant par le milieu social qu’il explore que par sa construction et son style, ce roman foisonnant sur les affres de la création artistique est probablement unique dans la littérature arabe.
Extrait
Je lève les yeux.
J’observe une femme empoigner fermement l’oreille d’une gigantesque statue, le corps tendu pour escalader le bronze poli. Derrière elle, d’autres femmes se hissent jusqu’au sommet de la tête, réussissant non sans efforts à s’asseoir tout là-haut. L’une d’entre elles enroule des cordes grossières autour du puissant cou en métal.
Autour de moi, les femmes se mettent à crier de façon hystérique, elles exigent la destruction rapide de cette masse muette. “Faites tomber ce pervers !”
Dieu merci, elles ne savent pas que cette statue, c’est moi ! Je contemple mon crâne de bronze, trois femmes sont perchées au-dessus, esquissant un geste de victoire.
“Défoncez-le, ce débauché, ce libertin, ce fornicateur !”
Le regard de celle qui se tient sur mon oreille gauche me terrifie. Je me mets à trembler de peur et fais deux pas en arrière. Un corbeau voltige autour de moi, prend de la hauteur puis se dirige vers le Nil.
Une jeune fille jette les cordes à terre. Une autre, plus jeune, me pousse pour s’en emparer.
“Pulvérisez ce corps !” “Détruisez cet animal !”
La foule des femmes s’échauffe, les acclamations hostiles enflent.
Elles se mettent à pousser de toutes leurs forces jusqu’à ce que je tombe la tête la première. Mon visage se brise et un morceau de mon crâne jaillit au milieu des cris de joie. Mon œil de cuivre s’envole et frôle le corbeau qui revient.
Une main me touche l’épaule. J’aperçois ses doigts et je comprends. Je regarde derrière moi et je la vois.
Je me réveille terrifié. Je souffle comme pour extirper les nuages noirs de mon âme et réprime un terrible hurlement. Je fixe longuement les ténèbres, étreint par l’angoisse. Au loin, l’appel à la prière du matin arrive enfin à moi.
C’était un cauchemar. Oui, un cauchemar effrayant que de rêver de son visage.
Sa voix profonde m’était parvenue, je ne sais d’où, comme sortant d’une antique corne de bois. “Mon fils, je n’apparais pas dans les rêves. Si je me manifeste à toi un jour, c’est un mauvais présage.” Un avertissement qui tambourinait à mes oreilles depuis plus de dix ans.
Elle est apparue la nuit dans mon sommeil, vêtue de noir, le visage figé comme s’il était de cire. Elle m’a fixé, muette. “Ton heure est venue, mon fils, m’a-t-elle fait savoir en silence, mets de l’ordre dans tes affaires.”
Dans les rêves, la mort représente bienfaits et longue vie. Ce n’est pas moi qui suis tombé, mais ma statue. Vais-je mourir ?
Je sais qu’on peut la croire sur parole. Je sens la haine emplir lentement tout mon être, s’y répandre et gonfler mes veines. Je hais ma faiblesse et ma peur, la détresse m’envahit : je vais donc mourir.
Je n’ai jamais réglé mon problème avec la mort, ni avec l’inconnu. Alors qu’elle, elle les côtoie depuis sa naissance. Un sourire railleur se dessine sur mes lèvres. À quoi bon se poser des questions ? La mort ne laisse plus de place aux mots. Quand sonnera-t-elle, l’heure de ma
rencontre avec Azraël ?
Je m’assieds sur le lit, j’essaie de me souvenir de son
visage. J’ai tellement besoin de vous, Doha et Mohebb. Venez, je vous en supplie !
Mais pourquoi s’insurger contre le destin ? Sa voix profonde résonne de nouveau.
“La prudence n’empêche pas le destin de s’accomplir. Ne t’acharne pas là où tout entêtement est vain !”