Des bons gars

Auteur : Arnon Grunberg
Editeur : Chambon

Pompier, mari aimant, père de deux garçons et citoyen honnête, Geniek Janowski, dit "le Polonais", est un bon gars. Mais alors qu’il a toujours mené une vie exemplaire, un drame survient. Est-ce un défi pour tester sa droiture ? Et comment aller de l’avant ? Comment maintenir une vie à flot quand tout prend l’eau ?

Traduction : Philippe Noble, Isabelle Rosselin
24,00 €
Parution : Octobre 2021
496 pages
ISBN : 978-2-3301-5639-8
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La presse en parle

Les phrases d’Arnon Grunberg se présentent comme simples, mais l’allure ironiquement flegmatique de la narration dissimule un roman pétri de compassion, de profondeur et d’intelligence, peuplé de personnages étonnants.
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres

Extrait

Le Polonais faisait ce qu’il avait voulu faire toute sa vie : il était pompier. Son vrai nom était Geniek Janowski, mais tout le monde l’appelait le Polonais. Il avait fini par accepter ce sobriquet, comme on accepte ses sourcils broussailleux. Peu à peu, il avait oublié son nom de naissance, qui ne jouait plus vraiment un rôle dans sa vie. Il n’était Geniek Janowski que pour les instances municipales, les banques, les assurances et son père. C’était un nom difficile, du moins pour les non-Polonais, or le monde se composait essentiellement de non-Polonais. S’il avait vécu en Pologne, cela n’aurait pas posé de problème, mais en l’occurrence il devait toujours expliquer que ce nom s’écrivait « Gen », que le g se prononçait « dz » puis qu’on disait « yek », Dzenyek. Ses collègues avaient été les premiers à l’appeler le Polonais quand il avait rejoint l’équipe C plus de seize ans auparavant. Il y avait suivi sa formation de sapeur-pompier 2e classe, puis de sapeur-pompier 1re classe. On lui avait fait passer des tests, pour s’assurer qu’il ne souffrait pas de phobie du vide, de vertige ou de claustrophobie, pour vérifier qu’il avait l’esprit d’équipe. Il n’était sujet ni à la phobie du vide, ni au vertige, ou à la claustrophobie. Il était de surcroît un coéquipier sympathique, mais le prénom Geniek était trop compliqué pour eux, les hommes de l’équipe C, et Beckers lui avait dit : « En plus, ça ne te va pas. » Peut-être était-ce d’ailleurs pour cette seule raison que Geniek s’était mis à considérer « le Polonais » comme un pseudonyme assumé, une appellation qui en revanche lui allait bien, selon les hommes de l’équipe C. Et au bout de deux ans parmi eux, il s’était senti le Polonais de la tête aux pieds, comme s’il était enfin devenu celui qu’il avait toujours été.
Pour l’instant, en cette matinée brumeuse de novembre, assis en compagnie de ses collègues dans le bureau du chef d’équipe, il attendait que Beckers ouvre la bouche. Le Polonais aimait la brume, tous les temps lui convenaient mais il avait un faible pour la brume. Elle laissait seulement entrevoir le paysage, qui n’en devenait que plus beau. Les arbres, les collines, les champs, le Polonais aimait se promener dans le brouillard. Sortir de la ville était ce qu’il aimait par-dessus tout.
Si le chef d’équipe avait réuni tous ses hommes, c’est que leur collègue Beckers avait quelque chose à leur dire, et l’équipe C avait une petite idée du sujet qu’il allait aborder – le chef d’équipe les avait mis au courant, sans entrer dans les détails, deux phrases avaient suffi –, pourtant ils étaient assis, tendus, autour de la table. Comme s’ils devaient passer un examen, sans savoir à propos de quoi. Tous les hommes regardaient le Polonais. S’attendaient-ils à le voir prendre la parole plutôt que Beckers ?
Nellie, des services administratifs, passa en les saluant joyeusement d’un geste de la main. Quelques années auparavant, une femme avait rejoint l’équipe C pour la première fois. Elle n’avait pas tenu longtemps. Pas parce qu’elle était une femme, mais parce qu’elle ne s’était pas adaptée au groupe, parce qu’elle avait fait des difficultés, critiqué les repas que les pompiers préparaient avec tant de dévouement. Alors ils lui avaient fait une blague. Ils avaient rempli la chambre où elle dormait de vieux meubles et de matelas pour qu’elle ne puisse plus y entrer. De l’humour de pompiers. C’est Beckers qui avait pris cette initiative. Les farces, ça le connaissait Beckers. Ils regardaient à présent le Polonais comme autrefois ils avaient regardé cette femme.
Il avait le sentiment de savoir précisément quels mots allait prononcer Beckers, ils avaient rejoint l’équipe C à peu près en même temps. S’il y avait bien une personne dont il se sentait proche ici, c’était Beckers, en dépit de toutes leurs différences. Par exemple, Beckers était un vrai carnivore. Un bon gars. Ils faisaient la paire, ils travaillaient depuis si longtemps ensemble.
Ce matin, ils ne se comportaient pas comme les autres matins, quand ils se retrouvaient vers sept heures à la cantine. Ni comme les soirs où, dans cette même cantine, ils avalaient à toute vitesse leur repas, parce qu’ils ne savaient jamais quand on aurait besoin d’eux. Et quand on avait besoin d’eux, ils rentraient souvent des heures plus tard sans se rappeler qu’une assiette froide de nourriture les attendait à la cantine. Parfois la viande avait déjà nettement changé de couleur car sa qualité laissait à désirer, ce qui n’avait rien d’étonnant compte tenu de leur budget.
Parmi eux, quelques-uns parlaient peu, ou même ne disaient rien. Ils faisaient des puzzles ou regardaient une vidéo sur leur téléphone. C’étaient souvent les mêmes, les silencieux, mais jamais le silence n’était aussi total que maintenant. Comme s’ils étaient à l’église, alors qu’ils n’y allaient pas, déjà leurs parents n’y allaient presque plus, en dehors du père du Polonais qu’on aurait eu du mal à chasser de l’église, même à coups de bâton. Il préférait fréquenter l’église que le café. Son Dieu n’était pas encore mort, son Dieu à lui était encore bien vivant.
Le Polonais tâta une petite croûte sur son nez. Il ne savait pas comment elle était apparue. Peut-être le chat qu’il avait dû aller chercher dans un arbre trois jours plus tôt. L’animal ne voulait visiblement pas être sauvé, du moins pas par le Polonais.
Au bout de la table était assis Beckers, en congé depuis un certain temps déjà pour raisons familiales. Il s’apprêtait à prendre la parole, car c’est pour cela qu’il était venu, mais il restait silencieux. Il tenait un gobelet en plastique de cappuccino qu’il était allé chercher au distributeur et le regardait fixement, au lieu de raconter son histoire. Les hommes trouvaient déplacé de l’encourager et encore plus déplacé de se mettre à raconter des histoires, eux qui pourtant savaient si bien le faire – même les silencieux avaient quelque chose à raconter, le jeune Nelemans aussi, alors qu’ils s’entendaient tous pour dire que Nelemans, qui durant son temps libre chantait des chansons de sa propre composition, n’avait aucune conversation et qu’ils lui clouaient le bec, par taquinerie bien sûr, jamais par méchanceté. Ils n’étaient pas méchants, les hommes de l’équipe C, on aurait pu dire d’eux qu’ils étaient bons, ils se seraient décrits comme des bons gars. L’équipe C était la meilleure et, même si chaque équipe était certainement convaincue d’être la meilleure, ils pensaient avoir plus de raisons de le croire, parce qu’ils étaient, tous autant qu’ils étaient, des hommes bien, qui n’aspiraient qu’à être bien, avec le cœur là où il faut. Nelemans, lui, avait plus d’ambitions, il essayait de percer comme chanteur avec ses chansons, ses chansons qu’il composait lui-même et qui étaient joyeuses, pour donner envie de rire, parce que les chansons tristes, la musique d’enterrement, il y en avait assez comme ça. Il avait juré que, même quand il aurait percé dans la musique, il resterait fidèle à l’équipe C. Il ne connaissait pas de pompiers chanteurs et avait l’intention de devenir le premier. Oui, Nelemans voulait devenir un pompier chanteur.

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