La Patience des traces
Psychanalyste, Simon a fait profession d'écouter les autres, au risque de faire taire sa propre histoire. À la faveur d'une brèche dans le quotidien - un bol cassé - vient le temps du rendez-vous avec lui-même. Cette fois encore le nouveau roman de Jeanne Benameur accompagne un envol, observe le patient travail d'un être qui chemine vers sa liberté. Pour Simon, le voyage intérieur passe par un vrai départ, et - d'un rivage à l'autre - par le lointain Japon : ses rituels, son art de réparer (l'ancestrale technique du kintsugi), ses floraisons...
Quête initiatique qui contient aussi tout un roman d'apprentissage bâti sur le feu et la violence (l'amitié, la jeunesse, l'océan), c'est un livre de silence(s) et de rencontre(s), le livre d'une grande sagesse, douce, têtue, et bientôt, sereine.
Extrait
Simon est assis dans sa cuisine, seul. Il vient de ramasser les deux parties d’un vieux bol bleu. Une dans chaque main.
Le bol est tombé sans qu’il s’en rende compte. Il lui a échappé des mains.
Maintenant il regarde par la fenêtre. Les deux moitiés ne pèsent pas le même poids.
On peut jouer toute une vie sur quelque chose de brisé. Il en sait quelque chose.
Il abaisse son regard sur la faïence bleue. Le bol a gardé en empreinte des traces plus sombres malgré les lavages. Depuis si longtemps c’est son bol du matin. Celui du premier café. Quand tout dort encore dans la ville et que lui, déjà, veille.
Le bol des pensées qui se cherchent, pas encore arrimées à la journée. La pensée qui flotte, entre sommeil et éveil. La concentration dont il aura besoin qui prend naissance là. Dans cet entre-deux. Aucun nom encore dans la tête. Aucun cas précis. La couleur du ciel qui apparaît peu à peu, la sensation du froid ou du chaud sous la plante de ses pieds. C’est toujours le même bol entre ses mains, quelle que soit la saison.
Et lui qui songe. Sa liberté du matin.Après les heures s’enchaînent et les rendez-vous. Drôle de mot quand on y pense. Qui se rend ? et à quoi ? sur ce divan chacun prend le chemin qu’il peut. Et lui, dans son fauteuil, yeux mi-clos ou scrutateurs soudain, il écoute.
Il va partir. Quitter la ville qu’il aime depuis l’enfance.
Son doigt effleure le bord râpeux à l’endroit où la céramique a cédé, comme on caresse le sillon où le collier de l’animal domestique a comprimé le pelage. Il est grand temps. Il pense aux pieds bandés des Chinoises. C’est douloureux quand on laisse le sang circuler à nouveau paraît-il.
Pour la délivrance il faut toujours payer le prix.
Il remet les deux faces l’une contre l’autre. Voilà. C’est parfait. Le bol réapparaît. En apparence, rien ne manque. Mais lui, il connaît la cassure. Il suit des yeux la ligne qui prive désormais l’objet de son utilité. Ce n’est plus un bol. Rien que de la faïence brisée. Retournés à la matière, même les objets peuvent perdre leur sens.
Simon pose les deux morceaux sur la table de la cuisine puis il fait le geste de les tenir encore entre ses mains. Dans le vide. Le bout de ses doigts se rejoint autour d’une forme qui n’existe plus. Il pense aux mains qui se joignent pour prier. Il n’a jamais pu.