Comme un désir qui ne veut pas mourir
Sarmad est un ancien communiste irakien exilé à Londres. Il a été trahi par son propre frère, haut responsable des services de sécurité, qui lui a même ravi Alef, la femme qu’il a passionnément aimée. Machiste, prédateur, fier par-dessus tout de ses conquêtes féminines, il constate un jour, ahuri, que son sexe a rétréci jusqu’à disparaître sous son gros ventre de mangeur boulimique. Outre sa lancinante nostalgie d’Alef, le souvenir de trois femmes le taraude dans son malheur, surtout celui de l’Écossaise Fiona, une quadragénaire qui l’a initié dans sa prime jeunesse aux jeux de l’amour…
Alia Mamdouh s’empare du cas étrange de Sarmad pour en faire la métaphore du désastre de l’Irak dont le frénétique désir de puissance et l’ostentation de la force ont abouti à l’impuissance. Dans une langue débridée, mais souvent poétique et polysémique, elle enchaîne les scènes érotiques qui hantent Sarmad, en les croisant avec d’autres qui révèlent les ravages du culte de la virilité. Déjà applaudie ou fustigée pour sa transgression des tabous religieux et sexuels, elle va plus loin dans ce roman, longtemps censuré dans plusieurs pays arabes, où elle explore en réalité, au-delà du contexte proprement irakien, les bases de la domination masculine en tous temps et tous lieux. Ce que suggère le prénom de son antihéros : Sarmad, en arabe, signifie “Éternel”.
Extrait
J’ai pris un rendez-vous en urgence avec mon médecin pakistanais, Hakim Sadiki, mon confident, enfin, c’est ce que je croyais, encore me restait-il à m’en assurer par moi-même. Je ne dirai pas qu’il est insolent, mais il lui arrive parfois de se montrer gauche et insidieux. Je l’ai bien vu quand il m’a arraché, morceau par morceau, des confidences que je n’étais pas très pressé de lui faire. Je m’attendais de sa part à une certaine clémence, ou à une générosité bienveillante qui m’aurait aidé à comprendre, moi le premier, ce qui nous arrivait à moi et à “mon copain” – ainsi désignerai-je parfois ma verge pour rompre un peu la gêne et la monotonie. Or il est parti d’un rire haletant, pareil aux mouvements de la houle, qui a fait gonfler ses narines comme des ballons en rapetissant ses yeux, le tout coupé d’étranges suffocations. Il riait d’une façon inhabituelle, comme s’il voulait s’affranchir de la peur ou, plus précisément, du danger qu’il pressentait en lui et j’ai vu l’heure que son cœur allait exploser. Je me suis dit qu’il fallait peut-être voir dans cette attitude une sorte de sympathie excessive à mon égard, mais ce n’était pas le cas, ce qui m’a amené à la certitude que c’était là le type de comportement propre à un homme dont le membre viril conserve toute son intégrité. Du coin d’un de ses yeux lubriques et sournois, le gauche ce me semble, il m’a jaugé comme s’il me voyait pour la première fois, lorgnant tantôt vers le bas – le bas de ma personne –, tantôt vers le haut, pour repartir d’un nouveau fou rire. Il repensait à des choses que j’ignorais et ses gestes n’avaient pas cette apparence de simplicité que je leur connaissais d’ordinaire, ce qui me faisait redoubler de rage en me gardant bien de le lui faire remarquer.
Il a enfoncé ses mains dans les poches de son pantalon et s’est mis à marcher devant moi très lentement en les faisant bouger sous le tissu d’une manière suggestive, tantôt le poing fermé, tantôt en faisant avec deux doigts des signes pour le moins explicites en rapport direct avec mon humiliante situation. Je remarquais à cet endroit un semblant de raideur qui ne cessait de croître sous l’étoffe... Le genre de truc dingue à vous réveiller un mort !
À vrai dire, mon médecin avait un genre d’humour que je n’appréciais guère. Par exemple, il prenait son membre à pleine main pour me faire enrager en feignant de m’en menacer, tout ça pour dire simplement qu’il était plus vivant, palpitant de sang et de vigueur que le mien. Je voyais là des choses que je n’avais encore jamais vues et je rongeais mon frein en silence, regardant de temps à autre vers le sol où j’essayais, en tirant péniblement sur ma jambe et ma cuisse, de rapprocher mes deux pieds pour les coller l’un contre l’autre sans y parvenir. Je m’étonnais de l’entendre tousser en essuyant avec un mouchoir sorti de sa poche de veste les larmes qui coulaient de ses yeux et de voir que l’envie le démangeait de repartir d’un rire fracassant qu’il étouffait cependant, peut-être par égard pour moi comme je me le figurais. L’étonnant est qu’il ne m’a pas adressé un seul mot ni ne m’a invité à prendre part à son fou rire, comme si je n’existais pas, chose que je trouvais humainement malséante et qui me donnait l’air d’un être complètement démuni. Il ne m’a pas demandé de me déshabiller ni d’examiner de près le sinistre endroit. J’étais complètement muet. C’était ma seule façon de faire l’innocent et c’est peut-être ce qui l’a agacé. Toujours est-il que, pour dire les choses honnêtement, il ne m’a pas laissé tomber. Comme moi, il avait l’air de ne savoir que faire ni que dire et, par conséquent, je n’étais plus tellement concerné par le côté tragique de la situation que force nous était à lui comme à moi de reconnaître ou de constater.
Soudain, haussant la voix, il m’a demandé : “Est-ce que quelqu’un de votre famille a pressenti la chose à un moment ou à un autre ? La disparition de votre verge admet plusieurs explications, il est fort peu probable qu’elle revienne et je pense qu’il ne vous reste plus qu’à prendre votre mal en patience !”
Je n’entendais plus qu’une voix lointaine, d’antiques résonances, des lettres mises bout à bout et une langue vide de sens. Non seulement il ne m’a rien dit d’apaisant mais sa façon de me parler et de rire n’a fait qu’ajouter à ma tristesse. Ainsi donc, l’affaire n’était ni de mon ressort ni du sien ! Quand j’ai relevé la tête, il m’a regardé d’un air très professionnel, le genre de regard qui vous met à poil sans se hasarder à vous laisser la moindre lueur d’espoir.
“Vous pesez combien en ce moment ? Non, s’il vous plaît, ne montez pas sur la balance. Dites-moi combien grosso modo : je ne m’en souviens plus depuis la dernière fois. Au fait, ça remonte à quand déjà ?”