L'équateur d'Einstein: Nouvelles complètes 1
Porte-étendard incontesté de la science-fiction chinoise, Liu Cixin apparaît dans ses textes courts comme un maître de la dramaturgie cosmique en même temps qu’un écrivain profondément humaniste. Qu’il mette en scène une inversion du temps, revisite de façon très vernienne le voyage au centre de la Terre, interroge les conséquences d’une miniaturisation des êtres humains ou imagine l’application météorologique de la théorie du chaos pour stopper les guerres, Liu Cixin ne cesse d’explorer et de distordre avec profondeur et inventivité les mystères les plus insondables de la science.
Dans cette édition complète de ses nouvelles qui comptera un second volume, l’auteur de la trilogie du Problème à trois corps démontre comment, dès ses premiers récits et en quelques pages seulement, il parvient à créer des mondes complexes et passionnants. Toujours empreintes d’une réflexion mélancolique – et souvent humoristique – sur le sens de la vie et l’avenir de la Terre, les nouvelles et novellas de Liu Cixin rappellent avec une posture parfois presque taoïste l’insignifiance des existences et des actions humaines dans le cours ordonné (ou chaotique ?) de l’Univers.
Extrait
Le vieux Warner était debout à la proue du navire. Pensif, il contemplait les eaux calmes de l’Atlantique. Il ne prenait que rarement le temps de méditer ainsi. D’ordinaire, il savait toujours comment agir, sans avoir besoin de réfléchir ; et il agissait d’ailleurs en se passant de toute réflexion. Mais la situation était aujourd’hui plus complexe.
L’apparence physique du vieux Warner ne correspondait pas à l’image démoniaque véhiculée par les médias. Il ressemblait plutôt à un genre de père Noël. En dépit de ses yeux aiguisés, son visage rondelet arborait en permanence un sourire affable et généreux. Il ne portait pas d’arme sur lui, à l’exception d’un petit couteau au manche délicatement ouvragé, dissimulé dans la poche de sa veste, et dont il se servait alternativement pour éplucher des fruits ou pour égorger ses ennemis. Mais dans le premier cas comme dans le second, il ne se départait jamais de son sourire.
Sur son yacht luxueux de trois mille tonnes, qui comptait à son bord quatre-vingts hommes de main et deux filles sud-américaines à la peau de cuivre, se trouvaient aussi vingt-cinq tonnes d’héroïne d’une grande pureté : le total de la production bisannuelle de sa raffinerie clandestine construite dans la jungle sud-américaine. Deux mois plus tôt, les forces gouvernementales colombiennes avaient réussi à encercler la raffinerie et tenté, en vain, de saisir la marchandise. Son frère ainsi que trente de ses compagnons avaient trouvé la mort dans la fusillade. Il avait aujourd’hui désespérément besoin de l’argent de la vente de sa cargaison. Il voulait investir dans la construction d’une nouvelle raffinerie, mais peut-être cette fois en Bolivie, ou bien même quelque part dans la région du Triangle d’Or. L’essentiel était de conserver la main sur l’empire qu’il s’était donné tant de mal à construire. Mais il dérivait en mer depuis plus d’un mois, et pas un seul gramme d’héroïne n’avait encore été livré sur la partie continentale des États-Unis. Il était devenu impossible de franchir les douanes sans se faire pincer. Depuis l’invention des détecteurs à neutrinos, toute tentative de cacher de la drogue était vouée à l’échec. Un an plus tôt, ils avaient dissimulé l’héroïne au centre de lingots d’acier de plusieurs dizaines de tonnes, mais elle avait été retrouvée sans peine. Plus tard, le vieux Warner avait eu une idée géniale : utiliser des monomoteurs légers – des Cessna bon marché, pour la majorité – qui partaient avec une cinquantaine de kilos de drogue, direction Miami. Une fois passé le littoral, les pilotes sautaient en parachute avec leur fret. Même en perdant un avion, les cinquante kilos de cargaison restaient très rentables. La méthode avait un temps laissé penser qu’elle était indétectable, mais les Américains s’étaient équipés d’un vaste système de surveillance aérienne composé de satellites et de radars terrestres capables de repérer et de suivre des parachutistes. Avant même d’avoir posé pied à terre, les champions du vieux Warner étaient donc attendus au sol par des cohortes de forces de police. Alors, Warner avait essayé d’acheminer la cargaison à bord de petits canots et d’accoster directement sur le littoral, mais avec des résultats encore plus catastrophiques : les vedettes des gardes-côtes étaient elles aussi équipées de détecteurs de neutrinos et un simple balayage des navires dans un périmètre de trois kilomètres suffisait à révéler la présence de drogue à bord. Warner était même allé jusqu’à imaginer des sous-marins miniatures, mais les Américains avaient perfectionné leur réseau de surveillance sous-marine depuis la guerre froide, et n’importe quel appareil de ce type pouvait être détecté, même loin des côtes.
Le vieil homme était à bout de ressources. Certes, il avait les scientifiques en horreur, car c’était à cause d’eux qu’il n’avait plus le loisir de trafiquer normalement. Toutefois, il avait conscience qu’ils étaient les seuls à pouvoir désormais l’aider. Il avait donc demandé à son plus jeune fils – Warner Jr –, qui effectuait ses études aux États-Unis, de faire des recherches en ce sens. Il lui avait enjoint de ne pas regarder à la dépense. Ce matin-là, Warner Jr avait rejoint le yacht depuis un autre bateau et avait fièrement annoncé à son père qu’il avait trouvé son homme.
— C’est un génie, papa. Je l’ai rencontré à Caltech.
Le nez de Warner parut se convulser de mépris :
— Ah oui, un génie ? Tu as passé trois ans à Caltech, et tu
n’es pas devenu un génie pour autant. Tu crois que ça court les rues ?
— Mais c’est un vrai génie, papa !
Warner se retourna et se laissa tomber sur une chaise longue installée sur le pont avant du yacht. Il sortit son couteau et commença à éplucher un ananas. Les deux jeunes Sud-Américaines vinrent masser ses épaules charnues. L’homme qui accompagnait Warner Jr se tenait plus loin, à bâbord, les yeux fixant la mer. Il s’avança. Il était étonnamment maigre, en particulier au niveau de son cou, remarquablement fin, qui supportait on ne sait comment une tête d’une largeur disproportionnée. Il avait l’air de venir d’un autre monde.
— Dr David Hopkins, cétologue, l’introduisit le fils Warner.
— Il paraît que vous pouvez nous aider, monsieur Hopkins ? fit le vieux Warner avec son sourire de père Noël.
— Oui. Je peux vous aider à faire parvenir votre fret sur la côte, répondit Hopkins, avec une mine inexpressive.
— Et avec quoi ? demanda nonchalamment Warner.
— Des baleines, répondit laconiquement Hopkins.