Dans sa chair
Un chirurgien très respecté abandonne son épouse dans un aéroport. Il disparaît lors d'une escale alors qu’ils partent ensemble pour Sydney. Cette femme anéantie est sculpteur, sa pratique la sauvera.
Ce livre explore ce qui, dans la vie d’un homme capable d’un grand amour, peut générer une telle lâcheté. Un magnifique roman sur les hommes, sur ce que leur mère et leur milieu leur lèguent ou leur imposent - ces empreintes, ces failles originelles dépassant de très loin l’exaltation du désir qui accompagne nos vies.
Extrait
Le jour où Ismaïl abandonna Médée, sa femme de plus de trente années, dans un aéroport international pour rejoindre Meriem qui l’attendait devant le portique de la police des frontières, il pensa résoudre le plus honnêtement possible le nœud de désir, de trahison et de violence qui menaçait de les engloutir tous.
Quand il tenta, bien plus tard, de comprendre comment il avait décidé de quitter ainsi Médée, de la manière la plus lâche à ses propres yeux, il ne réussit pas à déterminer par quel raisonnement sensé il en était arrivé à la conclusion qu’un abandon brutal, sans explication, était pour eux la meilleure manière d’accepter le caractère irréductible de sa décision. Il n’aurait su dire pourquoi cette aventure qu’il avait pensée exclusivement sexuelle, sans doute liée au partage si particulier de leur tension de chirurgiens, Meriem et lui penchés ensemble au-dessus du crâne ouvert de leurs patients, attentifs à coordonner leurs gestes au millimètre près, dans une chorégraphie ténue, était devenue cette histoire qui avait fait de lui un homme pris dans le vertige d’un désir sans limites.
Ismaïl accepte pourtant de ne pas toujours maîtriser ce qui advient, alors même que la maîtrise est un des enjeux majeurs de son métier de chirurgien. Il sait depuis longtemps que l’extraordinaire sentiment de toute-puissance qui l’envahit chaque fois qu’un homme ou une femme abandonne son crâne à ses mains expertes est une illusion dangereuse, il a affronté plus d’une fois la perte d’un patient suffisamment confiant dans la précision de son savoir pour accepter l’intrusion du scalpel dans la chair molle où s’originent la pensée et toutes les facultés qui font vivre pleinement. Et pourtant, il a cédé à l’illusion de maîtriser son histoire avec Meriem dès le premier jour, confiant dans la solidité du lien tissé avec sa femme, Médée, leurs trois enfants, leurs petits-enfants comme autant de digues fermement érigées, isolant l’autre partie de sa vie avec Meriem, lui conférant une insularité rassurante. Les histoires vécues sont toujours racontées a posteriori, il en est conscient, l’apparent contrôle du récit efface les failles de l’expérience, les accrocs, les erreurs et les hésitations au profit d’un regard unifié sur ce qui a été. Et pourtant Ismaïl, une fois consommée la désillusion du désir éteint, observe du dehors cette histoire folle comme celle d’un autre, étrangère à tout ce qu’il a été et tout ce qu’il est devenu après deux années chaotiques.
Il erre aujourd’hui dans la maison désertée, en caleçon et tee-shirt froissé, à la recherche du calepin de cuir brun où Médée consignait encore, malgré l’intrusion massive des écrans et tablettes dans leurs vies à tous, les numéros de téléphone indispensables au fonctionnement de la maison – ils se moquaient d’elle avec des rires complices : “Plus personne, mais plus personne n’utilise de calepins, maman”, soupirait Samia excédée, appuyée de tout son poids contre son père ; et il sentait, tandis qu’elle s’adressait à sa mère avec une acrimonie légère, les effluves boisés de sa chevelure ambrée si semblable à celle de Médée, debout face à eux. Il avait perçu alors le fugitif désarroi de Médée, comme il détectait depuis plus de trente ans tous les mouvements de son esprit mobile, de sa sensibilité si vive, s’efforçant dans la mesure du possible d’atténuer les chocs de perception qu’elle transformait dans l’atelier perché sur le toit de leur maison en créatures de pierre, d’acier et de verre, déployant la complexité d’un univers où tous les liens construits contre vents et marées persistaient en d’étranges filaments déchiquetés, ravaudés, emprisonnant les statues disjointes dans des coques éventrées, cousues à l’aide d’épais fils de chanvre, de nylon, à grands points grossiers, exposant les efforts consentis pour lier entre elles ces créatures elles-mêmes stratifiées puis inlassablement polies. La première fois qu’il avait vu Médée, il avait d’un seul coup d’œil endossé la puissance de l’univers dévoilé par cette jeune fille à la grâce aérienne, dans la maison de Tanger où étaient célébrées les noces de la sœur aînée de Médée avec l’un de ses amis d’enfance, quand elle avait ouvert pour lui la porte close de son atelier au fond du jardin, d’où l’on découvrait la mer en contrebas. De même qu’il avait été ébranlé intimement quand il l’avait surprise dansant seule dans le jardin, tournoyant dans son cafetan ivoire, les bras ouverts, comme un oiseau avait-il alors pensé. Tout en elle était gracieux, il l’avait observée de loin, puis s’était rapproché, intimidé par une sorte de noblesse délicate qui exigeait la réserve. Pas un seul instant au cours des trente années qu’avait duré leur vie commune, leur pacte d’amour renouvelé chaque fois à la naissance des trois créatures tièdes et vagissantes que Médée gardait ensuite de longues années durant collées contre ses flancs, alors qu’Ismaïl protestait en riant contre leur présence turbulente dans le lit conjugal, lui barrant l’accès au corps intact de sa femme qu’il continuait de désirer avec la même ardeur, et attendait le moment où Samia, puis Aya et Adam, enfin endormis, leurs souffles réguliers indiquant la trêve, pour les transporter avec précaution jusque dans leurs lits respectifs, suivi de Médée pieds nus – il n’avait cessé d’admirer cette femme qui lui échappait d’une manière si subtile qu’il lui fallait chaque fois s’assurer qu’il l’avait bien conquise, et alors même qu’elle lui témoignait un amour sans faille, il y avait en lui une hésitation à peine ressentie à la croire définitivement sienne – ; et il la regardait couvrir leurs enfants, effleurer leurs fronts de ses lèvres, éteindre la veilleuse qui éclairait à peine les chambres aux détails soigneusement pensés, les couettes brodées, les tapis aux teintes douces, les coffres à jouets transparents où les jeux étiquetés s’entassaient dans un joyeux désordre, les livres de contes sur les étagères, les toiles colorées que Médée et les enfants avaient peintes ensemble. Rien dans son enfance ne ressemblait à celle de ses enfants : il observait sa femme qui éteignait les veilleuses après un ultime geste pour défroisser le pli invisible d’un drap, soustrayant au regard un pied découvert, si tendre qu’elle ne pouvait s’empêcher de le presser délicatement entre ses paumes avant de le recouvrir.