Petites boîtes
La narratrice de ce livre vit dans une ancienne école maternelle. Tout y est petit, au format de ceux qui la fréquentaient autrefois. Cette femme habite seule dans ce jardin d'enfants mais en ces lieux se trouve un auditorium, un endroit précieux où sont recueillies d’étranges petites boîtes. Parfois elle se poste sur la colline pour observer des inconnus qui, elle le sait, écoutent en pleine nature une musique inaudible pour tout autre qu'eux-mêmes. Si M. Baryton lui apporte les lettres de sa femme éloignée de lui par la maladie, c'est qu'elle seule peut encore déchiffrer leurs caractères. Yôko Ogawa au sommet de son art.
Extrait
La maison où j’habite était autrefois une école maternelle, et tout y est petit. Tout a une taille adaptée aux petits enfants, les portes, les fenêtres, l’escalier, mais aussi les casiers à chaussures, les pendules murales, les robinets, les tables et chaises, les étagères, les abat-jour des lampes. Les meubles ont des angles arrondis, les interrupteurs sont placés bas, et les poignées de portes n’ont que la rondeur de baies qui tiennent sur la paume d’une main.
Au début, j’évaluais mal les distances, et souvent je trébuchais, je me cognais la tête, j’avais mal au dos à force de me tenir courbée, mais maintenant j’y suis complètement habituée. Mon corps s’y meut naturellement, je n’ai pas à réfléchir pour savoir à quel point rentrer les épaules ou fléchir les genoux. Je me suis rendu compte que les dimensions de mon corps s’étaient faites à tous les espaces de la maison.
Il se peut qu’il rétrécisse petit à petit, de manière à s’y adapter. Je me rappelle un film que j’ai vu enfant, un recueil d’événements cruels survenus dans le monde. Une fillette pauvre était séquestrée dans une petite cage ; devenue difforme, elle était vendue tel un phénomène de foire. Suivant cet exemple, mon petit frère et moi avions essayé de créer un insecte rien qu’à nous en enfermant une mante religieuse dans la boîte d’un gadget offert avec un paquet de bonbons. Mon frère qui était encore petit avait eu un instant de frayeur lorsque la mante avait résisté en levant ses pattes ravisseuses, mais il avait écarquillé les yeux, si grandes étaient ses attentes de notre expérience. J’avais forcé la mante à entrer dans la boîte sans craindre que les pointes acérées de ses pattes ne me griffent les doigts.
J’avais ordonné à mon petit frère de n’ouvrir sous aucun prétexte la boîte avant la fin de la transformation. Pendant deux ou trois jours, la mante y a bruissé en permanence. L’oreille tendue pour l’entendre, l’imaginant les pattes avant pliées dans un angle impossible, les yeux ayant viré au noir, les pattes arrière inextricablement emmêlées, nous avions partagé notre exaltation, main dans la main. Quand elle a fait de moins en moins de bruit, nous avons cru tous les deux que la transformation était presque achevée. Notre excitation était grandissante.
— Ça y est ? Ça y est presque non ? m’avait demandé de nombreuses fois mon petit frère impatient. Après le plaisir de l’attente, nous avons ouvert la boîte. Est apparu un résultat qui n’avait rien à voir avec ce que nous espérions. Au lieu de ce que j’avais prévu, un insecte d’un genre nouveau, à la forme inédite, tout en lignes et en angles droits à cause de la boîte carrée, il n’y avait qu’un cadavre de mante religieuse. Une des pattes ravisseuses s’était détachée, les ailes étaient desséchées et poudreuses, et un liquide verdâtre coulait de l’abdomen écrasé. La petite fille avait été vendue une fois son corps devenu difforme, lorsqu’il était clair qu’il ne retrouverait pas sa forme originelle. Je ne sais pourquoi j’ai l’impression d’avoir croisé son regard, alors que lire l’expression de son visage caché par une partie méconnaissable de son corps – s’agissait-il d’un bras, d’une cuisse ou de sa poitrine naissante ? – aurait dû être impossible. Ses yeux étaient opaques et sombres, d’une profondeur insondable. Semblables aux yeux de la mante qui avaient changé de couleur en absorbant les ténèbres de la boîte du gadget.