Voyage en Iran: En attendant l'imam caché

Auteur : Nedim Gursel
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Très différent de ce qu’un flâneur pourrait écrire sur ce pays, ce récit, à travers une approche empathique et fouillée, révèle les très nombreux détails de la vie quotidienne iranienne (en particulier celle des écrivains, mais pas seulement) et s’efforce d’éclairer les points obscurs de la religion et de la mentalité.

Récit traduit du turc par Pierre Pandelé
21,00 €
Parution : Janvier 2022
176 pages
ISBN : 978-2-3301-6131-6
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Extrait

Téhéran, ses palais, ses écrivains, ses interdits

Au retour d’Iran, à l’aéroport Imam Khomeiny de Téhéran, alors que nous patientons pour passer les contrôles de rigueur, j’engage la conversation avec un compatriote. L’homme, dont tout laisse à penser qu’il est un homme d’affaires, me demande la raison de ma présence en Iran. Je lui réponds que je suis venu en touriste, découvrir le pays ; cela semble le plonger dans une certaine perplexité.
“Vous n’avez pas trouvé d’autre pays à visiter ? me fait-il.
— Vous ne pouvez pas dire ça. C’est un pays fascinant avec une histoire plurimillénaire et un système politique unique en son genre.
— Moi je dirais surtout qu’ils sont assis sur un tas d’or et passent leurs journées à glander.”
Je préfère ne pas relever. Je suis encore marqué par mon expérience de l’Iran et mes souvenirs d’enfance qui lui font écho. Enfants, en Turquie, nous jouions au jeu du chef des marchands, le bezirgan başı. Main dans la main de façon à former un cercle, nous fredonnions à l’adresse des filles : “Chef des marchands, chef des marchands, ouvre la porte. Combien pour passer ?
— Combien tu proposes ?” nous répondaient-elles.
Le mot bezirgan, emprunté au mot persan bazargan, rappelle l’importance politique et historique du bazar en Iran. Cela m’évoque aussi les coups pendables du marchand de tapis iranien Acem, surnommé “la rose d’Iran”, qui parle turc avec un fort accent iranien et ne cesse de distribuer des liasses de billets autour de lui.
À mes souvenirs d’enfance se greffent plus tard la fréquentation d’Omar Khayyām et de ses quatrains, la découverte de La Chouette aveugle de Sādegh Hedāyat, puis viennent les vicissitudes de la Révolution islamique et un intérêt naissant pour l’islam chiite1. J’aurais aimé m’ouvrir de tout ça à mon grossier interlocuteur, mais cette fois, contrairement à mes habitudes, je suis parti accompagné. Tijen Burultay, responsable photo au magazine Magma, m’a accompagné dans toutes mes pérégrinations, ainsi que deux Iraniens devenus depuis des amis : Shahzadeh İgual, auteure des Sirènes rouges de Téhéran2, un livre qui m’a énormément appris sur l’Iran, et Saïd Fekri, poète et homme d’affaires finançant notre voyage et qui n’a pas ménagé ses efforts pour nous faciliter les choses. Sans leur aide, nous n’aurions jamais pu visiter le pays d’un bout à l’autre et découvrir tant de merveilles. Pour des raisons que j’aborderai plus tard, il n’est pas aisé de voyager en Iran ; celui qui part à la rencontre de ces hommes et femmes passant supposément leurs journées “assis sur un tas d’or à glander” s’en trouvera pourtant largement payé en retour.
Shahzadeh maîtrise tellement bien le turc qu’elle a écrit son roman directement dans cette langue.
Quant à Saïd, c’est un grand admirateur du poète Attila Ilhan. Il a eu la gentillesse de me dédicacer son recueil de poésie Shahre bî intihaye dard aloud (“La Ville infinie empreinte de tristesse”), composé dans un café stambouliote à Kabataş, m’assurant de son “affection infinie et de son profond respect” ; délicatesse qui sied bien à l’Iran, un pays dont les terres arides ont vu fleurir une culture remarquable et d’innombrables poètes de renom. Ce voyage m’a donné l’occasion de fréquenter les grands maîtres de la poésie iranienne, d’Omar Khayyām à Farīd al-Dīn ‘Attār en passant par Hāfiz et Firdoussi, l’auteur du célèbre Chāhnāme. Autant de plumes qui ne cessent d’inspirer la nouvelle génération de poètes iraniens. Je ne ferai pas dans ce livre le détail des mille et une variétés de confiseries ou de plov (riz pilaf) qu’offre l’Iran, encore moins les alcools puisque, comme l’on sait, sa consommation est en théorie strictement interdite. Je me contenterai de raconter ce que j’ai vu et compris de l’Iran à la lumière de ce que j’en savais.
Je ne m’étendrai pas non plus sur la crise économique qui sévit actuellement dans le pays. Que ceux qui songent à se rendre là-bas sachent néanmoins qu’en dehors des marchands de tapis et de kilims, aucun commerce n’accepte les cartes de crédit étrangères. Tout doit être réglé en espèces. Le pays est resté très largement à l’écart des réseaux économiques mondiaux. Par ailleurs, hommes et femmes sont tenus de se plier à des règles vestimentaires strictes ; messieurs, ne songez donc pas à vous balader en bermuda en plein cœur de la canicule estivale, cela vous est strictement défendu. À titre d’exemple, à peine les roues de notre avion ont-elles touché la piste de l’aéroport de Téhéran que toutes les femmes à bord, y compris la jeune fille assise juste à côté de moi, ont revêtu leur tchador comme un seul homme, si je puis dire. Une partie d’entre elles n’étant pas voilées à leur départ de Turquie, difficile d’imaginer qu’elles se voilent de leur plein gré. Durant mon voyage, je croiserai d’ailleurs de nombreuses femmes en jean et maquillées, laissant paraître une partie de leur chevelure sous un foulard négligemment ajusté, et d’autres semblables à des chauves-souris, tout de noir vêtues, le visage en partie dissimulé sous leur tchador. Une autre chose me frappe dès mon arrivée : partout, des portraits géants de l’ayatollah Khomeiny et d’Ali Khamenei, l’actuel Guide de la Révolution, ornent les murs et les façades des hôtels et des boutiques. Avec leurs barbes blanches et leurs turbans noirs, ces idoles éternelles de l’Enqelab, la Révolution islamique, se ressemblent comme deux frères.

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