Le silence d'ingrid Bergman
Une femme vit dans un pavillon caché au fond d'un jardin arboré.
Face à elle, son compagnon s'installe pour le petit-déjeuner, un certain Roland, qui paraît pointilleux : ses gestes, sa voix, sa façon de toucher les cheveux d'Ingrid, tout semble se produire selon un rituel auquel elle se plie à la perfection.
Au sol, un trait de peinture délimite l'espace de la cuisine, le souligne. Un trait blanc que cette femme ne franchit jamais pour s'avancer dans le couloir le temps d'accompagner Roland chaque matin jusqu'à la porte d'entrée. Un trait qui semble tracé dans sa tête...
Ingrid reste à l'intérieur de la grande maison. Rosalie, leur fille, est avec elle. Autour de son lit des livres recouvrent les murs. Il n'y a pas de fenêtre dans sa chambre.
Que se passe-t-il dans la tête d'Ingrid, cette femme au léger accent nordique ? Pourquoi demeure-t-elle ainsi immobile, retenue, enfermée, empêchée ? Quel trouble relationnel peut ainsi régir deux vies jusqu'à l'invisibilité ?
Ce livre se situe au centre de cette énigme. Un roman inquiétant, des personnages envoûtants que Denis Lachaud interroge à l'extrême pour circonscrire l'ampleur et le rôle de la contrainte comme moteur ultime de la révélation de soi. Un roman vertigineux, en déséquilibre parfait sur le fil de la violence, fil blanc tel un trait silencieux, qui déconstruit l'individu tout en ouvrant en lui un passage insoupçonnable vers le double jeu salvateur.
Extrait
Ingrid sourit en portant la tasse de café à sa bouche. Roland aime voir Ingrid sourire. Rien ne le rassure, ne le remplit d’enthousiasme, ne lui confère tout simplement l’énergie de se rendre chaque matin au travail comme ce sourire. Elle avale une gorgée. Roland est prêt à disparaître, nœud de cravate centré sous le col d’un blanc éclatant. Roland achète toujours des chemises dont semble émaner la lumière. Qu’il décèle le plus infime voile de grisaille sur l’étoffe et il la découpe en bandes de cinq centimètres. Il ne tolérerait pas qu’un vagabond, fouillant sa poubelle pendant la nuit, s’empare de la chemise presque neuve, l’enfile et la souille de sa crasse.
Roland vide sa tasse de thé.
— Tout va bien, ma belle Ingrid ?
— Oui Roland.
Ingrid pose les questions rituelles du matin tout
en beurrant une dernière portion de baguette grillée, as-tu mis dans ton cartable les lasagnes que je t’ai préparées, as-tu pensé à regonfler la roue avant de ton vélo, as-tu des réunions aujourd’hui, vers quelle heure penses-tu rentrer du bureau ce soir. Ingrid ne saurait décrire avec précision la nature de la fonction qu’occupe Roland chez Fonck Frères. Elle n’a jamais incité l’homme à lui raconter sa journée, elle ne posera jamais de questions outrepassant sa sphère d’influence. Roland enfile la veste anthracite assortie à son pantalon. Il embrasse le front d’Ingrid en glissant une main sur sa nuque, Ingrid, maintenant impatiente de se fondre dans le calme de la maison.
Roland franchit la ligne blanche. Pour Ingrid, il n’est déjà plus là. Elle mange sa tartine, entourée par les dix-huit portraits d’Ingrid Bergman accrochés aux murs de la cuisine, l’actrice préférée de Roland, la plus belle femme du monde à son humble avis. Ingrid mâche le pain et observe le fond de sa tasse pendant que le pas de Roland pèse sur le parquet du couloir. Quelques grains de marc dansent en rond, suivant le mouvement circulaire qu’elle imprime au liquide.
La porte claque. La clef tourne dans la serrure. Ingrid s’est levée, tasse en main. Debout devant la ligne blanche, elle devine la silhouette massive de Roland par le losange de verre découpé dans le bois de la porte. Il s’éloigne, progressant parmi les arbustes en direction du garage. On devine qu’il extrait une pompe de son cartable. Il va regonfler la roue avant de son vélo, celle qui chaque jour perd un quart de son air et nécessite une attention toute particulière. Ingrid s’est demandé pour quelle raison il ne la remplaçait pas. Elle n’y pense plus désormais, quand il s’en plaint le soir. Comme Roland disparaît au milieu des branches dissimulant garage et portail dans le jardin, elle retourne vers la cuisine et se ressert une tasse de café.
La journée peut commencer.
Ingrid avale le dernier morceau de baguette et se relâche. Elle libère ses cheveux. Roland n’apprécie pas de voir les mèches châtain se promener sur ses épaules. Il les aime tirées en un chignon bien serré. Chaque matin, Ingrid se coiffe avant le réveil de Roland. L’homme la rejoint dans la cuisine et bien souvent moule la boule de cheveux dans sa main pendant qu’il l’embrasse et lui demande si elle a bien dormi, oui très bien et toi...
Le café reste au chaud sur sa plaque, dans la cafetière. Ingrid se resservira toute la matinée. Sur la gauche, une légère brise agite la haie de bambous, derrière la fenêtre. À l’occasion d’une bourrasque, les tiges heurtent les barreaux protégeant la maison de toute intrusion. Ingrid demandera à Roland de lui en couper deux ou trois, elle aimerait fabriquer un de ces mobiles carillons qui réagissent au moindre souffle de brise. Elle le lui fera suspendre sur le perron. Elle entendra les cylindres vides s’agiter toute la journée, même porte fermée. Elle le sait, car elle perçoit les bruits de la rue quand elle s’installe dans le salon. Les sirènes de police, certains klaxons. Un cri parfois.
Ingrid a rangé dans le lave-vaisselle les tasses, les assiettes et les couverts du petit-déjeuner. Elle se retourne pour saisir le torchon sur le dossier d’une chaise et s’essuyer les mains. Elle découvre alors que la ligne blanche s’est abîmée devant la fenêtre donnant sur les bambous. Une goutte de sueur froide se forme en haut de son front, à la racine de ses cheveux. Elle ne comprend pas comment ce problème d’usure a échappé à Roland, comment il a pu ne pas lui en faire la remarque. Depuis qu’il a acheté Guido, le robot aspirateur rond et silencieux qui se promène à son gré dans la maison de plain-pied, la ligne tracée à vingt centimètres des murs extérieurs demande à être régulièrement rafraîchie. La puissance d’aspiration de Guido met à mal la résistance de la peinture. Roland ne touche jamais la ligne. Il l’enjambe. Guido, quant à lui, la frotte tout autant que le carrelage ou le parquet, il aspire ensuite tout ce qu’il est parvenu à décoller. Ingrid apprécie le travail de Guido, même s’il accélère de façon considérable l’effritement de la ligne blanche. Elle se remplit une nouvelle tasse. Elle a le temps, elle a toute la journée pour descendre chercher le pot d’acrylique blanche à la cave, coller deux morceaux de scotch en bordure de la ligne et corriger avec précision la portion entamée. Ingrid décide qu’en dehors de ses tâches ménagères quotidiennes, cette restauration constituera le programme de ce mardi. Il faudra pousser la ventilation toute l’après-midi, afin de se débarrasser des odeurs. Roland aime pénétrer dans une maison propre et rangée, immuable.
Avant l’atelier peinture, Ingrid époussettera les portraits d’Ingrid Bergman, puis elle nourrira Rosalie. Elle se demande si celle-ci acceptera de lui parler ce matin ou si elle l’ignorera, attendra qu’elle ait disparu pour se précipiter sur son plateau. Roland dit qu’il est impossible de savoir au réveil si Rosalie sera souriante et enjouée ou bien irascible et butée, quand elle séjourne dans la petite maison. Même Ingrid qui est sa mère se demande dans quel état elle sera. Ingrid aime tellement sa fille, malgré les sautes d’humeur.
Mais il est à peine huit heures. Rosalie dort encore.