Encore un jour de pluie

Auteur : Sarah Moss
Editeur : Actes Sud

C’est le jour le plus long de l’été et la pluie semble ne jamais vouloir s’arrêter. Cloitrées dans les chalets décatis d’un village vacances écossais, six familles s’observent les unes les autres derrière leurs fenêtres. Une famille en particulier attire tous les regards : les Shevchenko. Ces “étrangers” empêchent tout le monde de dormir. Il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps…
Avec un humour féroce et un art consommé du suspense, Sarah Moss dresse le portrait d’une nation divisée tout en poursuivant son exploration du champ de mines familial.

Traduction : Laure Manceau
22,00 €
Parution : Juin 2022
192 pages
ISBN : 978-2-3301-6627-4
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Extrait

Elle aurait pu continuer

Justine a dormi comme elle avait l’habitude de dormir avant de prendre un vol matinal. On se réveille pour regarder l’heure, on tend la main dans le noir vers son téléphone, vers le bouton qu’on peut trouver dans son sommeil. L’écran dit dors encore, il reste des heures, des heures qu’on peut passer au chaud, inconscient, presque autant que la dernière fois qu’on a jeté un œil.
On rêve de bagages faits en vitesse, et on se réveille de nouveau : ce doit être l’heure, on l’a peut-être même dépassée, mais seules vingt minutes se sont écoulées. Se rendormir, se réveiller encore, la courte nuit d’été dure de façon improbable, quelque chose de profondément ancré dans le cerveau, une connexion ou un mécanisme ancestral développé à l’origine pour coïncider avec la montaison des saumons ou la semaine où les baies mûrissent, impossible à calmer. Elle ne peut pas programmer d’alarme car ça réveillerait Steve, mais un endroit de son esprit – celui qui s’occupe de la respiration, du cœur et guette les signaux des enfants même quand elle dort – sait l’heure qu’il est, décode l’inclinaison de la terre et le changement du ciel.
Elle ouvre les yeux, regarde le lambris de pin à moins de trente centimètres de son visage, les nœuds dans le bois et les bulles du vernis rugueuses au toucher, comme de la peau croûteuse. Elle ne prendra pas l’avion cet été, ni le prochain. Qui a les moyens de voyager, maintenant ? Si elle avait su, se dit-elle, si elle avait su qu’au fil des ans elle n’atteindrait pas une certaine aisance ni même une sécurité financière, si elle avait identifié les occasions quand elles se présentaient, elle aurait voyagé davantage quand elle était jeune, elle se serait payé un de ces billets de train, de ces passes, et serait allée partout, du Nord de la Norvège à la Sicile, d’Istanbul au comté de Clare. Elle aurait pris une année sabbatique, ou plusieurs, avant de se contenter de Steve, elle s’en serait sortie en travaillant comme serveuse ou n’importe. Si elle avait eu de l’assurance, si elle avait su comment faire une demande de passeport, acheter un billet et embarquer à bord d’un avion quand elle était encore assez jeune pour s’en aller. Elle aurait dû aller à Paris et Vienne, à Venise. Maintenant, elle a du mal à imaginer comment elle pourrait bien voir des vignes en terrasse surplombant une mer scintillante, des olives mûrissant sous les feuilles argentées ou une orangeraie baignée de soleil. Ça n’a sûrement aucune importance, au fond.
Mais elle aurait bien aimé que les enfants entendent des langues qu’ils ne parlent pas, ou pas encore, mangent de la nourriture qu’ils ne reconnaissent pas, traversent des routes avec les voitures du mauvais côté, voient de leurs propres yeux que le monde est vaste et les façons de faire les choses, surtout une question d’habitude. Non qu’il soit impossible d’entendre des langues étrangères à Manchester, bien sûr. Non qu’il n’y ait pas de choses étranges à manger. Sauf que ses enfants ne veulent jamais manger de trucs bizarres et qu’ils n’ont jamais manifesté le moindre intérêt pour les langues.
Quoi qu’il en soit, voilà, il est cinq heures du matin, comme prévu, déjà la lumière du jour. Il est temps de sortir pour être revenue et douchée avant que les garçons réclament leur petit-déjeuner. D’autres font la grasse matinée, en vacances, surtout quand on n’a pas pu fermer l’œil la moitié de la nuit à cause de ces sales cons d’égoïstes avec leur musique trop forte qui devaient bien se douter qu’ils sabotaient le sommeil et partant la journée à venir des gamins, de leurs parents, des personnes âgées et de tout le monde. Ça n’a pas trop dérangé Justine, elle a lu sur sa tablette jusqu’à avoir suffisamment sommeil pour ne pas être gênée par la musique, et les enfants ont dormi tout du long comme ils peuvent dormir quand l’alarme incendie se déclenche à la maison – toujours un moment de plaisir –, mais Steve a piqué une petite crise et Justine parie que la famille avec le bébé a passé une sale nuit, eux qui étaient juste à côté, en plus. Ça fait la deuxième fête cette semaine, pas franchement le problème auquel on s’attend par ici, tout au bout de la route, c’est plutôt l’endroit où on vient chercher le calme – enfin bon, elle glisse doucement au bord du lit sans se tourner ni déplacer la couette pour ne pas réveiller Steve avec un courant d’air, non que lui-même ait l’idée de modérer son remue-ménage d’insomniaque pour épargner son sommeil à elle, toujours à tousser, se gratter, se tourner d’un côté et de l’autre. Il ne prend même pas la peine d’uriner assis maintenant qu’il a commencé à se lever la nuit pour aller aux toilettes, il préfère la réveiller en pissant comme un cheval plutôt que s’asseoir comme une femme rien qu’une fois.
La cloison est mince, dit-elle, j’entends tout, c’est pas sympa. C’est rebutant d’être allongée là à écouter le jet agressif de quelqu’un qui pourrait parfaitement s’asseoir mais s’y refuse parce que dans sa tête la police de la virilité l’épie même en pleine nuit, par la fenêtre ou tapie dans le panier à linge. Qui, il faut le reconnaître, est assez grand pour loger deux flics. Elle se demande bien comment elle va pouvoir faire sécher tous les vêtements avec un temps pareil, non qu’on s’attende à avoir du soleil en venant en Écosse, mais là ça dépasse les bornes, des jours et des jours de pluie torrentielle – c’est bien beau que le chalet soit équipé d’une machine à laver mais c’est moins compliqué de laver les vêtements à la main que de les faire sécher sans sèche-linge. Se mouiller ne pose jamais de problème. Elle roule et se lève sans bruit, baisse la tête le temps que tout se brouille, résonne et redevienne bien net. Pression artérielle basse, elle vivra éternellement. Elle connaît les endroits qui grincent maintenant, alors elle enjambe la zone usée par les passages. Steve se plaindra si elle le réveille, essaiera de la persuader de faire l’amour au lieu d’aller courir, elle n’aura pas de mal à le repousser, mais après, sa journée commence, le compte à rebours est lancé, de ce qu’elle doit faire, épouse et mère, en vacances, le ménage le petit-déjeuner les loisirs pour les enfants, fabriquer des souvenirs et ne pas oublier de les prendre en photo au cas où ils ne seraient pas si mémorables que ça. Elle se faufile sur un coin de moquette plus neuve. Bon sang cette moquette, mais où les propriétaires avaient-ils la tête ? Dans un pub clandestin de 1988, à son avis. Même si c’est propre, ça donne l’impression qu’ils cachent la crasse, comme la garniture des sièges dans le bus.

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