Destin trafiqué
L’histoire d’une famille paysanne qui cherche coûte que coûte à échapper à sa condition pour rejoindre le monde fantasmé de la ville et s’élever dans l’échelle sociale. Une comédie humaine au style alerte, une histoire vivante d’oppression et de résistance écrite dans une langue chatoyante, dépourvue de pathos, burlesque et drôle malgré sa noirceur.
Extrait
Wang Changchi arriva sur le lieu indiqué avec dix minutes d’avance. De toute sa vie, il n’avait jamais été en retard. Pas question de se faire une ultime réputation de retardataire. Il s’était mis bien propre sur lui, s’était coupé les cheveux et rasé la barbe. Il avait pensé d’abord s’acheter une nouvelle paire de souliers mais, songeant qu’avec cinq cents yuans il aurait pu faire installer une fenêtre vitrée chez son père à la campagne, il avait ravalé sa salive, avait serré les poings et avait finalement renoncé. Ce jour-là, il portait une paire de tennis militaires toutes délavées et se tenait debout à côté de la rambarde en plein centre du pont Xijiang. C’était le point le plus haut par rapport à la surface de l’eau et certainement, c’est en sautant de là que l’impact de la chute serait le plus bruyant. À la fin de sa vie, on a le choix : partir sans bruit ou avec fracas. Le ciel était d’un bleu exceptionnel, les nuages d’une blancheur inouïe, on aurait dit que les cieux lui avaient offert ce beau temps, à moins que ce ne fût pour marquer à jamais ses derniers instants. Le soleil brillait sur l’eau dont le vent faisait sans cesse miroiter la surface ici et là. Le vrombissement des voitures était moins pénible que d’habitude, presque agréable à l’oreille, et même les gaz d’échappement dégageaient un doux parfum. Le regard fixé sur les barres d’immeubles qui s’étalaient à perte de vue de chaque côté du fleuve, il se dit que l’individu était certainement en train de l’épier depuis une fenêtre, derrière une paire de jumelles, et pensa :
“Il supervise mon auto-exécution.”