Le Jardin céleste

Auteur : Karel Schoeman
Editeur : Actes Sud

En 1937, Nikolaas, jeune homme sud-africain venu étudier dans une université britannique, est invité à passer l'été avec la famille d'un camarade, dans la campagne anglaise. Alors que la guerre civile espagnole fait la une des journaux et que l'on débat de la menace posée par Hitler avec désinvolture ou effroi, il s'initie aux charmes de la vie aristocratique : parties de croquet, bals, dîners habillés, jardinage, virées en voiture... Tenaillé par son sentiment de non-appartenance, par la peur de commettre un impair, il observe, grisé, tout un monde s'acheminer vers sa fin.

Le septième roman du grand auteur sud-africain Karel Schoeman, lauréat de multiples récompenses, notamment le prix "Transfuge" du meilleur roman africain en 2018.

Traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
23,00 €
Parution : Octobre 2022
240 pages
ISBN : 978-2-3301-7187-2
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Extrait

Même dans la rue, même dans la foule il l’aurait reconnue : à la manière dont, assise à son bureau, elle avait très vite levé les yeux lorsqu’il était entré, à ses prunelles sombres, à son menton volontaire.
“Nick !” Elle se leva pour l’accueillir. “Enfin, après toutes ces années !”
La poignée de main était ferme, la chaleur de la voix sincère. Prudence était telle qu’il se la rappelait dans sa robe blanche sur le quai de la gare, éblouissante dans la lumière du soleil ; la jeune fille à bicyclette dont les nattes volaient au vent, la jeune fille qui ergotait à la table du petit-déjeuner. Elle avait grandi, vieilli, et pourtant elle était restée indéniablement la même, à tel point que, alors qu’il se tenait là, planté au milieu de la pièce, sa présence réveilla en lui d’innombrables souvenirs et le fit sourire.
“Tu n’as pas changé”, dit-il sans réfléchir – elle renversa la tête en arrière et se mit à rire.
“J’ai juste un peu plus de cheveux gris, rectifia-t-elle. Toi aussi, d’ailleurs.”
Elle l’observa un instant avec attention, comme si elle cherchait quelque chose sur son visage.
“Grisonnant et distingué, résuma-t-elle.
— Merci pour cet aimable jugement. Si c’est là l’œuvre du temps qui passe, il n’a pas passé en vain. — Je ne crois pas que quoi que ce soit dans ta vie ait été en vain, Nick, au contraire. Tu es célèbre : à plusieurs reprises, au cours de mes voyages, j’ai rencontré des gens qui te connaissaient, qui connaissaient tes travaux, que ce soit ici, en Angleterre, ou en Europe continentale.
— Oh, j’ai bien écrit quelques livres et fait des conférences. Il se peut que mon nom circule dans certains milieux mais ce sont des cercles restreints, très spécialisés.
— L’important, c’est le travail, non les résultats”, dit-elle, semblant perdue dans ses pensées. Comme ils étaient toujours debout au centre de la grande pièce, elle l’invita d’un geste à prendre place tandis qu’elle-même regagnait son fauteuil. “Désolée pour le désordre. Dans des métiers comme le nôtre, on vit en permanence dans le chaos, dans l’urgence, et on a beau faire, l’environnement s’en ressent inévitablement.”
Le bâtiment faisait partie d’un ensemble de maisons de maître de style géorgien et la pièce en avait conservé une certaine élégance : les murs étaient tendus de brocart vert un peu passé, un miroir dans un cadre ouvragé trônait au-dessus d’un poêle en céramique, de grandes et hautes fenêtres ouvraient sur le jardin où le soleil printanier allait et venait sur les ormes. Certains meubles étaient de belles pièces anciennes mais l’espace était aménagé de manière fonctionnelle. Le bureau de Prudence disparaissait sous les dossiers, les documents, la machine à écrire et le téléphone ; des étagères ployant sous le poids des livres couraient le long des murs, des boîtes, des cartons et des valises étaient entassés dans les coins et jusqu’entre les meubles. L’ensemble, toutefois, ne donnait pas une impression de désordre : de toute évidence, chaque chose avait sa place et il lui suffirait de chercher quelque objet pour le trouver aussitôt.
“Toi aussi, tu es devenue célèbre. Tu as même été décorée, ce que j’ignorais – je l’ai vu hier sur l’en-tête de votre papier à lettres. Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé dans tes lettres ?”
Elle plissa légèrement le front et repoussa la question d’un geste de la main :
“Comme je le disais à l’instant, c’est le travail qui compte, pas le résultat. Donc, tu as reçu ma dernière lettre ?” poursuivit-elle – il était manifeste qu’elle préférait changer de sujet. “Je n’aime pas écrire dans les hôtels, en général le courrier se perd en cours de route, mais quand je suis rentrée de Yougoslavie il était trop tard pour t’écrire en Afrique du Sud, tu n’aurais pas eu la lettre à temps.
— Je suis ravi que tu aies trouvé un moment pour me voir.
— C’est affreux, rit-elle. C’est la toute première fois que nous sommes tous les deux en même temps en Angleterre et tout ce que j’ai à te proposer, ce sont quelques heures pour déjeuner. Mais comme je te l’ai écrit, j’ai un emploi du temps démentiel. Ce soir, je prends la parole devant une association féminine à Chertsey, demain matin nous avons une réunion ici qui va vraisemblablement durer jusqu’à une ou deux heures, demain après-midi je prends l’avion pour Vienne... Sans compter qu’en plus de tout cela, il y a encore cette exposition qui doit être prête dans deux semaines, un vrai cauchemar...
— Quel genre d’exposition ?
— Le train-train habituel – les réfugiés. Mais c’est important pour nous, nous nous y sommes beaucoup investis et nous en attendons des retombées non négligeables, non seulement en termes de contributions financières mais aussi en matière de visibilité pour notre travail.” Il comprit que c’était là une cause dans laquelle elle s’était engagée à fond car elle en parlait avec enthousiasme. “Heureusement, pendant toutes ces années, j’ai rassemblé un tas de choses qui pourront nous servir, mais pour l’instant nous attendons de la documentation de Pologne qui aurait déjà dû arriver la semaine dernière, cela m’oblige à passer des heures au téléphone et en plus, la dactylo qui s’occupe de notre correspondance avec la Pologne est malade...” Elle s’interrompit : “Mais je t’ennuie avec toutes ces histoires, mon pauvre Nicholas – tu vois à quel point tout cela m’obsède en ce moment. En fait, je voulais simplement tenter de t’expliquer pourquoi je ne peux pas te consacrer davantage de temps.
— Moi-même je n’ai pas beaucoup de temps non plus. Ce soir j’ai un dîner et demain je suis attendu à Oxford.
— Un dîner organisé en ton honneur, corrigea-t-elle. J’ai vu l’article dans le Times ce matin. Tu es trop modeste, Nick.

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