Victor

Auteur : Claudie Gallay
Editeur : Actes Sud

Je lui avais pris la photo des mains, j’avais regardé le visage de près. J’avais vraiment décollé, tout de suite, m’étais embarquée pour cet homme que je voulais merveilleux, sûrement un voyageur, évidemment un voyageur ! Il suffisait de regarder le portrait, le profil, il avait de l’étoffe, de la tenue. Adieu mes gueux, mes paysans, mes ouvriers ! Je tenais un artiste ! Prise en flagrant délit d’orgueil.
C’était de lui que je venais, toutes mes failles, mes forces. Un fil nous reliait, j’allais le dévider.

21,50 €
Parution : Octobre 2022
192 pages
ISBN : 978-2-3301-7190-2
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La presse en parle

Un joli portrait qui se dessine au travers des narrations familiales que la romancière déplie au fil des pages. Un portrait qui interroge aussi sur la question de l'abandon et de la culpabilité.
Anne-Charlotte Pannier, La Voix du Nord


D'une écriture à la simplicité apparente, l'autrice iséroise se livre en de nombreux autres points autobiographiques […]. En tout cas, cette enquête familiale aux multiples temporalités est un enseignement précieux sur la vocation d'écrivain.
Simon Bentolila, Lire Magazine Littéraire

Extrait

80 % de ce que nous sommes vient de nos gènes, le reste c’est de la liberté. Je venais d’entendre ça. Et aussi qu’il ne faut pas se croire plus fort que les autres, parce qu’on finit tous par tomber dans le ravin, c’est seulement la façon de tomber qui change. Ça, je ne l’ai pas entendu, c’est moi qui le dis.
20 %, c’est peu. Peu ne veut pas dire rien. Une marge de liberté étroite donc, mais si on utilise bien ces 20 %, c’est déjà pas mal. C’est même beaucoup.
Le problème, c’est l’utilisation.
Il en découle qu’on ne vient pas au monde tout seul, on est porté par quelques autres, les vivants d’avant, des disparus qu’on se choisit, à tort ou à raison, dans la généalogie funèbre, pour se sentir moins seuls, moins tristes, et qui nous font poursuivre ce qu’ils n’ont pas pu faire, ou pas achevé, par manque de temps, par manque de force, par lassitude aussi.
Et nous devons les continuer sans trop les trahir.
e me souviens, quand j’énervais ma mère, souvent elle me demandait, Mais de qui tu peux bien tenir ? Ou bien d’où tu sors ? Parfois, quand j’exagérais, que je l’exaspérais, elle se désespérait, de ses mains écartées, Mais bon sang, de qui, ma petite fille... De qui ?
Elle ne me demandait pas cela directement, c’était plus une interrogation de démunie, qu’elle adressait à elle-même, ou bien au ciel, comme si je pouvais venir d’ailleurs, d’une autre planète, ou d’un mystère.
Devant son désarroi, je me sentais alors comme un voyageur qui débarque, sa petite valise à la main, avec à l’intérieur les habits de quelqu’un d’autre. Et qui s’étonne.
Sa question cruciale résonnait dans mon crâne. Alors, à force, je me le suis demandé aussi. De qui je viens ? De quoi je suis faite ?
Il y a trente ans, en 1990, j’avais déjà tenté d’y voir clair. J’étais allée rendre visite à mon grand-père souvent, cet automne-là, celui de la branche maternelle. Parce qu’il était différent, quand je lui apportais des livres, il les lisait. Et il m’en demandait d’autres. Il prenait du plaisir à ça, presque aveugle à la fin, à la loupe, penché.
On parlait de ce qu’il lisait. On parlait d’avant. De son temps. De son temps à lui, et du temps de Victor bien sûr, quand j’ai su l’histoire.

Je viens d’un paradis. Je me souviens de tous les animaux de la ferme, les chiens, les chevaux, les vaches. Les vaches surtout, parce qu’elles partageaient mon quotidien, du lever au coucher du soleil, et qu’elles étaient chaudes et douces. L’hiver, il m’arrivait de dormir avec les veaux.
Le paradis, je dis.
Je n’ai rien su, rien appris du monde au sens large. Mon village était le centre. L’école se résumait à lire et à écrire, et les petites opérations. Dès que je sortais, je courais. J’étais comme un jeune chien pour qui il n’y a pas de territoire autre que celui sur lequel il vit. Mais ce territoire bref, par ses sens, ce chien le connaît dans tous ses appuis.
Pour le reste, j’entendais des choses. Des demi-secrets donnés à mi-voix, dans des atmosphères moites, et sans plus de précisions, et qui faisaient mon éducation.
Le pépé n’a pas de mère, c’est ma mère qui a lâché cela, un jour, à table.
Le pépé, c’est son père.
— On a tous une mère, j’ai dit.
— Non, pas lui.
Je suis restée quelques instants avec cette stupéfiante idée qu’on pouvait naître seulement d’un père. Qu’on peut vivre sans mère. Moi, la mienne, quand je la vois, j’ai envie de me mettre à genoux et de pleurer.

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