La Maison en pierre
Abednago & Agnes ne s’émeuvent plus des troubles chroniques qui agitent leur ville, et le Zimbabwe tout entier. Jusqu’au jour où leur fils disparaît, comme de nombreux manifestants. Zamani, leur mystérieux locataire, semble être leur dernier espoir de le retrouver.
Un premier roman âpre et étourdissant, porté par un narrateur névrosé, Zamani, pour qui tous les coups sont permis quand il s’agit de réécrire l’histoire – la sienne, et celle de son pays.
Extrait
Je suis un homme en mission. Une vocation, disons, pour réviser le passé, et un désir de façonner ce qui fut en présent et en avenir. Tout a commencé il y a deux jours, quand mon père de substitution, Abednego Mlambo, est venu me trouver dans mon petit logis, chargé d’une bouteille de Bell’s et de deux verres en cristal serrés contre son cœur. Il était vêtu d’un de ses pantalons beige délavé qui lui arrive au-dessus de la cheville, de quoi lui donner une allure de fonctionnaire, et d’une chemise assortie.
Il tenait les verres avec le menton, celui du dessous coincé entre le pouce et l’index de la main tenant la bouteille de Bell’s, celui du dessus lui muselant la bouche, si bien que sa voix me parvenait comme dans un rêve éveillé tandis qu’il disait, en levant sa main libre pour m’asséner une claque dans le dos, qu’il appréciait la façon dont j’avais pris son fils Bukhosi sous mon aile, en jouant les grands frères, que j’étais comme un fils pour lui et que, désormais, il me considérait comme son fils de substitution.
Cela aurait pu être parfait, et j’aurais même pu en pleurer, car aucun homme ne m’avait jamais revendiqué comme son fils, si Abednego, son visage affaissé au teint clair brusquement accablé de tristesse, ne m’avait devancé en se mettant à verser des larmes pour ce Bukhosi, comme il le fait depuis la disparition du gamin. Si seulement il savait que son fils m’avait un jour fait cet aveu étrange : il aurait aimé que ce soit moi son père plutôt que lui, Abednego, et peu importe si je n’ai que vingt-quatre ans et Bukhosi tout juste dix-sept.
Ça fait plus d’une semaine qu’il a disparu, depuis début octobre. Oui, je dois le répéter pour y croire, ça me donne déjà l’impression que ce garçon n’a jamais existé : Bukhosi a disparu. bukhosi a disparu. Bukhosi a disparu. Abednego, la morve au nez, s’excusant de pleurer, s’est assis lourdement sur mon petit lit d’appoint, sans lâcher ni les verres ni le whisky. En observant ses larmes goutter dans le verre en cristal, comme les robinets les jours où la municipalité ne coupe pas l’alimentation en eau, j’ai tenté quelques gloussements compatissants. Il a avoué que cela lui était douloureux de prononcer à voix haute le nom du garçon, de guetter en permanence ses pas lourds sur le sol en béton ciré de mama Agnes et d’espérer voir apparaître sa tête ronde et noire à la porte du salon.
Je l’aurais volontiers pris dans mes bras mais, lui et moi, nous n’avions jamais vécu pareils moments. Je l’avais vu répondre aux étreintes de mama Agnes, se pencher pour respirer l’odeur de sa poitrine parfumée quand elle le serrait contre elle à son retour de l’usine de caoutchouc Butnam, où il passait de longues heures. Une fois, je les avais surpris Bukhosi et lui, pris dans une accolade maladroite, quelque chose qui ressemblait à une embrassade mais pas tout à fait, car, même si chacun tenait l’autre par les épaules, leurs visages restaient à bonne distance.
— On va le trouver, ai-je dit en le libérant des verres mais pas du whisky auquel il se cramponnait farouchement. Je suis là.
— Bukhosi, a-t-il à nouveau marmonné en tressaillant.
Il répétait Bukhosi d’une voix rauque, comme si cela pouvait suffire à le faire apparaître – Dieu n’avait eu qu’à nommer Adam pour qu’il existe. Mais pour Bukhosi, ça ne marchait pas. Moi, ça me faisait mal, parce que je soupçonnais que sans doute on ne le retrouverait jamais, vu que j’étais avec lui quand il a disparu – nous étions en train de chanter côte à côte au meeting organisé à Stanley Square par le mouvement séparatiste Mthwakazi il y a seulement neuf jours, le dimanche 7 octobre. Les lys grimpants étaient déchaînés, les tournesols ondoyaient tranquillement et, l’écume aux lèvres, notre leader séparatiste déversait sur nous des appels aux armes, à la sécession, à la révolution, à la liberté en nous arrosant de postillons !
— Sécession du Zimbabwe, criait-il. Sécession !
— Sécession ! répondait en écho notre chœur enfiévré.
— Pour nos frères tués dans les années 1980 pendant le génocide de Gukurahundi ! criait-il. Sécession !
— Sécession ! répétions-nous en écho.
— Sécession de la tyrannie !
— Sécession !
Alors que nous levions des poings révoltés mais pacifiques,
la police antiémeute s’est jetée sur notre rassemblement, entassant tous ceux qui ne couraient pas assez vite à l’arrière de leurs cars de police. C’est la dernière fois que j’ai vu Bukhosi et c’est là qu’il a disparu.