Utérotopie
Soit deux comètes adolescentes engagées dans des pratiques anorexiques sévères les menant à confondre vie privée et privatisation de soi. Dans le creuset de ses réflexions autour du corps – fabriqué, policé, souffrant voire annihilé par nos sociétés modernes –, Espedite compose la géographie des délires adolescents, en parcourt les territoires, les soubassements, les impasses et les issues de secours. En suivant les voies de ces intériorités possédées, l’utérus en guise de graal.
« L’adolescent solitaire enfermé chez lui, refusant le monde et les autres, a une histoire plutôt masculine : on l’appelait hikikomori au Japon dans les années 1990, on le nomme geek aux États-Unis depuis le début des années 2000. Utérotopie tente de donner un visage féminin et collectif à cette figure de l’auto -confiné rebelle : un duo de cousines d’apparence rangées et bonnes élèves mais cultivant à l’insu de leurs parents des pratiques anorexiques sévères. Cette inversion de genre n’est pas anodine : le domicile est traditionnellement associé, pour les femmes, à la domesticité. L’investir comme un lieu de contestation et de réappropriation de son identité sera nécessairement violent. Qui plus est quand c’est le corps qu’il s’agira pour elles d’utiliser, depuis le cœur de leur foyer, comme objet d’affirmation, quitte à confondre vie privée et privatisation de soi. D’où un texte résolument noir et un univers volontiers dystopique. La médecine y est devenue prédictive, les données biologiques de chacun sont ouvertement partagées, on mène des politiques de prévention de la biodéviance à l’endroit d’enfants conçus par utérus artificiel. Point de réalisme ici, l’exagération est partout : dans le délire de toute-puissance des adolescentes, dans les technologies de contrôle employées par les services sociaux, dans le ridicule des personnages incarnant les autorités de l’hygiène et de l’éducation, dans le portrait d’une bourgeoisie sans affects accrochée à un rêve de famille coupée du monde social, insularisée chez elle.” E.
Extrait
Quand sonne la fin des cours, le regard périphérique, nous quittons le lycée sans saluer personne. Ce trajet est le seul qui nous soit autorisé. Lycée-maison. Encore faut-il que nous l’effectuions côte à côte, que nous restions bien groupées, sait-on jamais à quoi nous nous exposerions : mauvaises rencontres, agressions sexuelles, débauche. Nous avons pris l’habitude d’obéir sans sourciller à cette injonction familiale, partageons avec nos parents cette idée que seules, nous serions des proies : on nous suivrait dans la rue, on nous sifflerait dans la cour, on nous harcèlerait de messages à caractère pornographique. Ensemble, tout cela n’a pas cours. Se liguer, c’est faire front. Miracle de la bande, efficace de la collusion : à deux, les risques s’amenuisent, et nous, n’avons plus peur de rien. Ainsi rassérénées, silencieuses et goguenardes au milieu du bruyant troupeau déambulant vers la sortie, cheminons machinalement dans la cour avec l’indolence de bandits de grand chemin. Notre libido sillonne en dessous de zéro. Un flux de progestérone de synthèse s’épanche de l’implant sous-cutané que chacune de nous porte dans l’avant-bras, il nous congèle délicatement les humeurs, ajoutant du détachement à notre attitude faussement désinvolte. Nous sommes pâles et atones mais nous en fichons, rien d’autre ne compte que de pouvoir être nous-mêmes sans débordement ni désir.
Ni vu ni connu, nous nous éclipsons, il est inenvisageable que nous restions traîner ici. Sur la droite, immédiatement après le portail, bifurquons dans la rue serpentant vers les résidences bourgeoises. Sur cette courte distance où nous circulons sans risquer l’anathème familial, nous ondulons comme des lianes emmêlées, jouons de nos physiques émaciés dessinés par le tissu ultra-skinny de nos jeans slims. Les jambes façon échasses, titubons dessus, les talons hauts en guise de piolets. Pas question de faire genre on glisse sur la glace, non, nous sommes plutôt du style à fendre l’asphalte à chaque pas, tant pis pour le déséquilibre, convaincues que notre fierté tapageuse, même claudicante, éloigne les curieux et les médisances.
Le patrimoine est ce qui nous fait : un génome parfait (pas d’antécédents médicaux, aucun facteur de risque, des examens préventifs vierges de toute indication), une assurance-vie ouverte à la naissance, deux appartements à notre nom, une enfance dans les beaux quartiers, la promesse d’études longues et coûteuses. Nous sommes cousines mais tout le monde nous croit sœurs. Nous n’avons que six mois d’écart et habitons la même rue, fréquentons le même lycée, la même classe. Toujours ensemble, reliées H24.
Nos maisons se font face, on dirait qu’elles s’observent. Entre héritage et modernité, masures anciennes relookées par un “architecte d’intérieur”, elles dominent l’espace et l’immensité de la ville, feignent d’ignorer le lycée en contrebas (le meilleur, et de loin, avec son taux de réussite maximal et ses classes prépas), toisent les quartiers populaires et le port au large duquel quelques yachts croisent l’été. Pur-sang pur rang, la famille nous constitue. À côté, les liens amicaux nous paraissent lâches. Ils peuvent devenir toxiques. Combien de fois nous sommes-nous senties trahies par nos pairs ? Et je te fais la gueule, et je te parle plus, et je te drague, et je te maudis, et je te poursuis ou te harcèle ! Rien de pareil entre parents, la brouille est impossible, c’est à la vie à la mort ou ça n’est pas. Le sang ne flétrit pas.
Le domicile est notre horizon, le lieu de nos privilèges. La famille nous y protège depuis l’enfance, nos corps couvés choyés d’attentions multiples, le cocon wifi en vitrine numérisée de notre sourire mutin ou de nos jolis dessins, vidéos postées de nos exploits conformes, partages de clichés en accès libre avec like d’un grand nombre de proches, photos de nous mignonnes en fond d’écran des smartphones parentaux.
Aujourd’hui, 16 h 35, personne ne sera rentré, que ce soit chez l’une ou chez l’autre. La voie est libre. Tout ce qui compte maintenant, c’est ce court laps de temps qu’il nous reste pour nous échapper du temps, dans la chambre ou dans le salon, danser clandestinement sur les secondes et les minutes, en appeler aux esprits de la forêt et nous laisser emporter par la fête divinatoire, invoquer la voix gardienne de notre parcours et nous lover en elle. À l’abri du dehors, nous comptons nous permettre tout, cultiver notre opacité, épouser le mystère et jouer les sorcières défiant les grandes inquisitions. Si la rue est le lieu de tous les dangers, le dedans compose le territoire de nos aventures.