Double V
Naître sœur n’est pas inoffensif. Ainsi pour Vanessa Bell, peintre méconnue à l’aune de "la postérité de noyée" de sa cadette, Virginia Woolf. Ou pour Laura, romancière et aînée, qui veille sur les secrets, soustrait le poison des chagrins. Autant d’amours ennemies, de joies fébriles, de jalousies tristes, qui font les liens ambigus entre sœurs. Portrait en diptyque à la grâce époustouflante, ce récit subjectif de la vie de Vanessa Bell, exprime l’inquiétude d’exister et ce qui, parfois, permet de la conjurer : l’amour d’une sœur.
Extrait
Ma sœur est morte.
Elle s’est noyée dans l’Ouse.
Pas le Tibre, la Seine ou la Tamise,
rien de noble ou de surfait
pour charrier son corps, un simple gris
de fleuve traversé de pays plats,
d’écueils et de monts, de pâles collines.
Même pas la mer pour théâtre de son naufrage : avant de l’atteindre, les griffes des racines et les alluvions poisseuses
l’ont retenue dans leur jeu.
Le jeu sans fin du courant,
d’une onde où il n’y a plus rien à sauver.
Ma sœur est morte.
Un midi de mars, elle s’est coulée dans la marée du printemps.
Elle s’est coulée pour voir
jusqu’où c’est profond dans le noir.
Une flotte qui sombre sous un zénith en miettes, froid et incapable,
au milieu des champs. Sans livrer bataille.
C’est sous l’eau qu’elle a bien voulu se rendre mais avant de partir, elle s’est parée de montagnes ;
de son manteau aux poches lestées de pierres, lourdes, de quoi tomber
bien droite.
Tenez-vous droites ! claquait la mère.
Et sur la rive, abandonnées dans le gel, ses empreintes, sa canne,
la menace du Blitz trop proche. Les cris
d’un monde où il n’y a plus rien à sauver.
Ma sœur est morte.
Le policeman a mis trois semaines à la retrouver emmêlée dans les ajoncs.
L’eau croupie emmerde la belle Ophélie,
le gentil tableau
des saules pleurants, et ronge l’infini
de son œil bleu terrible.
Le policeman m’a dit la vérité ; sa tête dévorée et le narcisse fleuri dans sa bouche pourrie
de silence.
La Nature ouvrière l’avait déjà défaite : recomposé son corps lavé, percées ses chairs en crue, gonflé son ventre de bois.
Les lambeaux de sa peau et le ressac
de son sexe détrempé ; ce refuge où elle plongeait les doigts.
Son corps une rivière et, pour moi, le dégoût des vivants.
L’impuissance
d’une aînée qui n’a plus rien à sauver.
Ma sœur est morte d’une mort cent fois annoncée. Persévérante suicidée qui ne consentait
qu’à ce qui engloutit.
À l’art.
À l’amour.
À la folie.
La pluie arrive et promet un jardin anglais pour la couvrir ; il la berce d’herbiers. Je la vois sous les pierres, sous l’orme qui couronne ses cendres et l’oblige à renaître en une fourmilière affairée.
Je me courbe, je me couche contre elle qui m’a gardée droite.
J’ai le sanglot long et des ongles sales qui grattent ; les fourmis attaquent, mâchent et remâchent ses reproches dans mes oreilles fendues, piquent et repiquent de regrets mes narines enfouies, mon sourire plein de terre, mes larmes.
Et regardez. Regardez !
Il n’y a plus que nous formant un tout ; une seule et même bête qui gueule de rage.
Un monstre inversé au double visage.
Une légende :
Virginia et Vanessa ; Vanessa et Virginia.
Deux V jumeaux, deux pointes de flèches rivales qui sifflent vers le large. Un grand vent d’ouest. Des ailes d’oiseaux, des dents de vampires, une paire de vieilles mamelles.
Un sommet aux versants encaissés, abrupts, demeurés à tous imprenables.