Le Château de Barbe-bleue

Terra Alta III
Auteur : Javier Cercas
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

En vacances à Majorque, la fille de Melchor, devenue une adolescente rebelle, est retenue prisonnière dans la villa d'un magnat de la com, réputé pour fournir à ses amis une large palette de "chair fraîche". Javier Cercas disait récemment dans un entretien que "l'antidote à l'injustice, c'est la solidarité et l'amour". Il le démontre ici dans un thriller révolté qui dénonce l'intolérable impunité des puissants et interroge la valeur des héros "ordinaires".

Roman traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon

Traduction : Karine Louesdon, Aleksandar Grujicic
23,50 €
Parution : Avril 2023
352 pages
ISBN : 978-2-3301-7630-3
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Extrait

Le premier souvenir que Cosette avait de son père était très marquant : elle était enfouie dans un siège-auto, sur la banquette arrière d’une voiture, et, devant elle, au volant, il lui annonçait que sa mère était morte. Ils s’apprêtaient à quitter la Terra Alta et son père ne la regardait même pas dans le rétroviseur, il ne regardait qu’en lui-même ou devant lui, ce ruban d’asphalte qui les entraînait vers Barcelone. Son père essayait ensuite de lui expliquer la signification de ce qu’il venait de dire, de lui faire comprendre qu’elle ne verrait plus sa mère et que, dorénavant, ils seraient livrés à eux-mêmes et obligés de se débrouiller tout seuls. À ce premier souvenir, elle en associait deux autres, tous deux aussi marquants que le premier, tous deux couverts d’un vernis menaçant. Dans le premier, son père apparaissait avec Vivales, l’avocat qui avait été, de toutes les personnes que son père avait connues, ce qui s’approchait le plus d’un père. Ce souvenir-là faisait immédiatement suite au précédent, et avait pour cadre une cafétéria déserte aux grandes baies vitrées, un endroit dans lequel, des années plus tard, elle reconnaîtrait l’aire de repos d’El Mèdol, sur l’autoroute de la Méditerranée. Son père et Vivales parlaient ensemble pendant qu’elle circulait sur un toboggan dans un espace de jeu pour enfants (elle avait l’impression que les deux hommes parlaient d’elle, d’elle et de sa mère décédée) ; par la suite, son père retournait en Terra Alta et elle partait pour Barcelone avec Vivales. Son troisième souvenir était lié à Barcelone, Vivales y apparaissait également, mais son père, lui, disparaissait ou n’apparaissait qu’à la fin, après qu’elle avait passé plusieurs jours chez l’avocat, en compagnie de celui-ci et de Manel Puig et Chicho Campà, les deux grands amis de Vivales, qui ne la quittaient pas d’une semelle, comme si un danger abstrait planait sur elle et que ce trio saugrenu d’anciens compagnons de régiment s’était donné pour mission de la défendre, jusqu’à ce qu’un beau matin, à l’aube, son père réapparaisse et, tel un chevalier revêtu de son armure étincelante, fasse fuir le danger et la ramène en Terra Alta.
Les souvenirs que Cosette avait de sa mère étaient, en revanche, flous ou empruntés. Plus flous qu’empruntés : chaque fois que, petite, elle interrogeait son père, il ne lui disait pratiquement rien sur sa mère, comme s’il n’avait rien à dire ou comme s’il avait tant à dire qu’il ne savait pas par où commencer. La réticence de son père contribua au fait que Cosette idéalise sa mère. Bien que pour des raisons différentes, elle idéalisa également son père, ce qui n’était pas si facile : en fin de compte, c’était une personne en chair et en os, alors que sa mère n’était qu’un fantôme ou un mirage qu’elle pouvait embellir à son goût. Enfant, surtout le temps qu’il exerça le métier de policier, Cosette considérait son père comme une sorte de héros, le chevalier à l’armure étincelante accouru chez Vivales à sa rescousse ; elle l’avait plus d’une fois entendu dire que les méchants les plus terribles sont ceux qui ont l’air gentil, et elle était persuadée qu’il possédait un don naturel pour les détecter et les combattre, qu’il était fait du même bois que les héros des romans d’aventures dont, aussi loin qu’elle s’en souvienne, il lui faisait la lecture le soir, du même bois que les shérifs ou les tueurs à gages des vieux westerns que Vivales aimait tant.
Surtout durant son enfance, le père et la fille étaient très proches l’un de l’autre. Lui la traitait avec une certaine froideur ou avec ce qu’un observateur impartial aurait pris pour de la froideur, d’une façon distraite, renfermé et un peu absent. Cela ne déplaisait pas à Cosette, en partie parce qu’elle ne connaissait pas autre chose et en partie parce qu’elle se disait que, dans la vraie vie, les héros étaient ainsi : froids, distraits, silencieux, renfermés et un peu absents ; en plus de cela, Cosette pouvait être sûre que pendant une heure ou une heure et demie par jour au moins, son père sortait de son abstraction et se consacrait à elle sans réserve. C’était lorsque, avant qu’elle se laisse entraîner par le sommeil, il lui lisait des romans à haute voix : jaillissaient alors de lui une chaleur, une intimité et un enthousiasme plus intenses que n’importe quelle démonstration d’affection ; ce sentiment de communion qu’elle éprouvait en cet instant, elle ne le connaîtrait avec personne d’autre, comme si le père et la fille partageaient de manière exclusive un secret essentiel. Pourtant, à mesure que Cosette s’approchait de l’adolescence, la certitude l’envahissait peu à peu que la sombre réserve de son père n’était pas un trait inhérent à son caractère, mais le fruit empoisonné de l’absence de sa mère ; un doute complémentaire la gagnait aussi, celui que parfois son père l’observait en cherchant en elle sa mère décédée et ne trouvait qu’une version rudimentaire et dévaluée d’elle. C’est ainsi que le fantôme (ou le mirage) commença à prendre forme et c’est ainsi qu’elle commença à se confronter à lui sans le savoir, ou simplement à essayer de se mettre à son niveau. C’était un combat voué à l’échec, dont elle n’était même pas pleinement consciente et qui aurait pu la détruire, ou en tout cas faire d’elle un être diminué, soumis et peu sûr de lui.
Ce ne fut pas le cas. Pendant son enfance, Cosette et son père menèrent une vie rangée et paisible. Il l’accompagnait le matin à l’école et, s’il était de service au commissariat à cette heure-là, il allait la chercher l’après-midi ; sinon, c’était la mère d’Elisa Climent, la meilleure amie de sa fille, qui les récupérait toutes les deux à l’école et les emmenait au foot ou à la maison faire leurs devoirs, jusqu’à ce qu’il vienne la chercher une fois sa journée de travail achevée. Plus tard, quand son père quitta son poste au commissariat, les deux amies prirent l’habitude d’aller à la bibliothèque où il travaillait désormais, qui se trouvait à deux pas de là, où elles faisaient leurs devoirs, lisaient ou préparaient leurs examens, après quoi son père les emmenait à l’entraînement ou les ramenait à la maison. Parfois, le week-end, Cosette dormait chez Elisa, parfois c’était Elisa qui dormait chez Cosette.
Cosette n’était pas une mauvaise élève, mais elle n’était pas très bonne non plus. Si elle aimait beaucoup lire, les cours de littérature, ceux d’histoire, ou la littérature en général ne l’intéressaient pas outre mesure ; en revanche, elle avait un talent inné pour les mathématiques. Ses professeurs la définissaient comme une élève sensée, discrète, spontanée, obstinée et dépourvue d’esprit de compétition. Ce qui ne l’empêchait pas d’adorer le sport, ni de faire partie, au collège, d’une équipe de football ; ni, par ailleurs, d’être douée pour les échecs, ce qui lui valut de participer à plusieurs tournois – elle en remporta trois : deux locaux et un régional –, ni d’obliger son père à apprendre les règles de ce jeu afin qu’il puisse disputer avec sa fille des parties qu’il perdait au début avec une rapidité humiliante. Ses professeurs la définissaient aussi comme une fille pleine d’imagination, dotée d’une rare aptitude à s’évader dans ses rêveries.
Aucune de ces définitions ne surprenait son géniteur ; Cosette ne se trompait qu’à moitié : c’était un père absorbé et distrait, mais il passait de nombreuses heures avec elle et il la connaissait bien. S’ils appréciaient de vivre en Terra Alta, ils s’échappaient de temps à autre à Barcelone, et l’été ils passaient invariablement quelques jours à El Llano de Molina, dans la province de Murcia, chez Pepe et Carmen Lucas, deux amis que son père avait hérités de sa mère. Le couple d’un certain âge était en contact permanent avec eux, leur envoyait des e-mails, leur téléphonait et les encourageait à leur rendre visite au cours de l’année aussi, ce qu’ils firent en plusieurs occasions. Cosette les adorait et ils adoraient Cosette qui, avec le temps, s’était fait des amis dans le village, dont certains vivaient à El Llano toute l’année. Cosette savait que son père appréciait lui aussi ces parenthèses bucoliques, même si, là-bas, il ne faisait pas grand-chose d’autre que lire, s’adonner à de longues siestes, courir entre les vergers et discuter avec Pepe et Carmen, avec Carmen surtout : son père ne parvint jamais à s’intéresser à l’horticulture, mais l’après-midi il accompagnait l’ancienne prostituée et dernière amie de sa mère à son potager où il laissait les heures s’écouler assis par terre et lisait le dos appuyé contre le mur de l’appentis dans lequel elle rangeait son outillage. Pour ce qui est de Barcelone, après la mort de Vivales, Cosette et son père prirent goût à passer de temps à autre le week-end dans l’appartement que l’avocat leur avait légué et qui se situait en plein centre. Son père avait décidé de le garder tel que Vivales l’avait laissé, non pas parce qu’il cultivait la superstition sentimentale de conserver la présence fantomatique de l’avocat dans l’endroit où il avait toujours vécu depuis qu’il l’avait rencontré, mais simplement parce qu’il ne savait trop qu’en faire. Lors de ces courts séjours à la capitale, ils allaient au zoo, au musée de la Science ou au cinéma, et ils dînèrent plus d’une fois avec Puig et Campà, généralement chez ce dernier, qui leur préparait des gueuletons en l’honneur de Vivales au cours desquels ils mangeaient comme des goinfres. Le matin ou l’après-midi, ils passaient souvent à Internet Begum, le taxiphone que le Français tenait dans le quartier du Raval, et conversaient ou lisaient ou jouaient aux échecs, voire aidaient le vieil ami de son père à gérer son commerce, lequel, pour les remercier de leurs visites, les invitait au restaurant sur la Rambla ou au Raval. Un après-midi, après qu’ils eurent déjeuné tous les trois au restaurant Amaya, Cosette, fascinée par l’effervescence expressive et le corps énorme de l’ancien bibliothécaire de la prison de Quatre Camins, demanda à son père où il avait fait sa connaissance.
— Par là, répondit-il.
— C’est pas un endroit, ça, par là, répliqua Cosette.
Ils étaient dans un magasin de l’Ensanche, en train d’acheter de quoi petit-déjeuner le lendemain, et son père se tourna vers elle, une boîte de Kellogg’s dans la main et, sur le visage, l’air de se dire que même si elle n’avait que dix ans, Cosette ne méritait pas un mensonge.
— Je te raconte ça tout à l’heure, dit-il.
À cet instant, Cosette ne sut pas si son père avait fait cette promesse pour se débarrasser d’elle ou dans l’idée de tenir parole, mais deux heures plus tard, quand elle la lui rappela, elle comprit qu’il n’allait pas lui raconter la vérité. Jamais il n’avait évoqué devant elle son passé antérieur à la Terra Alta : il ne lui avait pas dit que sa propre mère était une prostituée, comme Carmen Lucas, ni qu’elle avait été violemment assassinée, il ne lui avait pas parlé de son enfance sauvage dans le quartier de Sant Roc, ni de son père inconnu, ni de son adolescence agitée d’orphelin, ni de son passage par des maisons de redressement et de son boulot de dealer et d’homme de main pour un cartel colombien, pas plus que de son arrestation après une fusillade dans la Zone franche de Barcelone, ni de son procès à l’Audience nationale de Madrid, ni même de son incarcération à Quatre Camins et de la solide amitié qu’il y noua avec le Français. Son père n’avait jamais raconté à Cosette ces choses-là, et il ne le fit pas non plus à cette occasion : il expédia sa curiosité en expliquant vaguement qu’il avait rencontré le Français quand celui-ci travaillait dans une bibliothèque, que grâce au Français, il avait découvert Les Misérables et que, grâce aux Misérables, il avait découvert sa vocation de policier. Cosette eut l’impression que son père lui mentait, mais aussi qu’il était en train de lui mentir avec la vérité.
— Je ne te crois pas, rit-elle. Le Français n’a jamais travaillé dans une bibliothèque.
Cosette sentit qu’elle avait vu juste quand elle surprit l’expression de soulagement sur le visage de son père au moment où il lui répondit :
— Je te donne ma parole d’honneur que si.
Ce soir-là, elle en tira trois conclusions. La première, c’est que les meilleurs mensonges ne sont pas les mensonges purs, mais les mensonges mâtinés de vérité, parce qu’ils ont le goût de la vérité. La deuxième, c’est que son père lui cachait sciemment son passé, ce qui ne contribua pas à ternir l’aura de chevalier à l’armure étincelante ou de héros de roman d’aventures ou de shérif ou de tueur à gages de western dont l’avait entourée l’imagination de sa fille. La troisième, c’est qu’elle devait connaître Les Misérables.
Cette semaine-là, elle demanda à son père de lui lire Les Misérables. Son père sembla déconcerté par cette requête ; en tout cas, il s’y refusa. Il allégua qu’il n’avait pas relu le roman de Victor Hugo depuis la mort de Vivales, il allégua que cela ne lui paraissait pas une bonne idée de le lui lire maintenant, il allégua que, quand bien même ce roman avait changé sa vie, peut-être qu’elle ne l’aimerait pas, ou bien pas encore (peut-être l’aimerait-elle plus tard, allégua-t-il, par exemple lorsqu’elle atteindrait l’âge qu’il avait quand il l’avait lu la première fois), il allégua sa longueur, il allégua une phrase que le Français lui avait dite à l’époque où il avait découvert le livre : “L’écrivain fait la moitié d’un livre, l’autre moitié, c’est toi qui la fais.” Cosette, qui savait devoir son prénom à la fille du héros des Misérables, trouva toutes ces allégations insuffisantes ou absurdes, et en définitive elles ne firent qu’attiser son désir d’entendre son père lui lire le roman.
Elle finit par obtenir gain de cause. Ils consacrèrent trois mois et demi à la lecture des Misérables. Cosette y mit du sien pour que le livre lui plaise, mais la déception fut énorme : dès le début, elle y vit un roman décousu, cucul la praline, démagogique et somme toute ennuyeux, et Javert – le policier justicier et intraitable qui poursuit de manière intraitable l’ex-prisonnier Jean Valjean tout au long de l’histoire, et qui pendant des années avait été pour son père un modèle de vie – lui parut un personnage antipathique, intempérant, mécanique, sans une once du courage moral et de la grandeur tragique que son père avait admirés chez lui. Cosette n’aurait pas utilisé ces mots-là pour décrire l’impression que lui inspiraient le personnage et le roman, mais c’est ce qu’elle ressentait. Elle ressentait même quelque chose de pire, et c’est que, bien que son père ait essayé de le lui lire avec plus de chaleur, d’intimité et d’enthousiasme que jamais, il ne réveillait pas en elle ce sentiment habituel de communion, comme si ce roman ne renfermait pas le secret essentiel qu’ils avaient tous les deux partagé jusqu’alors ; ou, au contraire, comme si précisément ce secret se révélait dans le roman, montrant pourtant sa terrible vacuité ou sa duperie. Malgré cela, Cosette ne demanda pas à son père d’arrêter de lui en faire la lecture le soir et, le temps que dura l’expérience, elle fit un effort surhumain pour dissimuler sa déception : elle espérait peut-être qu’à un moment donné le roman décolle et atteigne un apogée tardif mais à nul autre pareil ; elle pensait peut-être que sa désillusion n’était pas à imputer aux Misérables mais à elle-même, à son incapacité à apporter au livre l’autre moitié nécessaire, celle qui lui permettait d’appréhender tout son sens et que son père, lui, était capable d’apporter. Quoi qu’il en soit, une fois qu’il lui eut lu la dernière page du roman, Cosette réussit uniquement à répondre par une question lapidaire à la question prévisible que son père lui posa :
— Un peu long, pas vrai ?
Ce fut le dernier livre qu’ils lurent ensemble.

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