Les larmes de Chalamov
Chalamov accomplit en écriture un voyage au bout de sa nuit et de celle de ses contemporains. […] Les Récits de la Kolyma opèrent comme œuvre de résistance à la désintégration de l’humain. Chalamov : corps usé et blessures à l’âme – “l’âme”, un mot qui revient souvent sous son crayon, une âme libre. Chalamov, ni dieu, ni maître, ne s’est plus rallié à aucun mouvement. C’est sous cet éclairage que s’est produite ma rencontre avec ses textes qui, au bout du voyage, disent la victoire d’un homme bon sur les forces tentaculaires du Mal.
G. B.
Varlam Chalamov (1907-1982), déporté sous Staline, passa dix-sept années au Goulag de la Kolyma.
Extrait
Tracer, écrire
“Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ?”
Le premier des cent quarante-trois récits de Chalamov débute par cette interrogation. Il date de l’année 1956 quand, officiellement réhabilité et rentré à Moscou, il écrit porté par l’impérieux désir que surgisse de sa longue nuit de zek un monde pour lequel les mots pourraient venir à manquer. (Zek – z/k dans les documents soviétiques – est l’abréviation de zaklioutchionny qui signifie “enfermé à clé”, “détenu” et désigne les prisonniers du Goulag.)
Le froid de la Kolyma glace encore ses os. Une impression de faim au fond des entrailles ne le lâche pas. Même rassasié, elle se rappelle à lui. La faim du “crevard”, dit-il, n’a pas encore été chantée. C’est une faim qu’aucun repas n’apaise en profondeur mais faire sa propre cuisine, satisfaire, pour un temps, une faim réelle et une faim ancienne, calme l’angoisse.
“Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ? Un homme marche en tête, suant et jurant...”
Les mots de Chalamov vont au rythme de ses pas dans la neige et ouvrent sans cesse par-delà palissades, barrières et murailles de nouveaux chemins dans l’immense territoire des camps soviétiques. Ici, celui de la Kolyma dans l’Extrême-Est de la Sibérie. Il écrit, et il pleure comme on le fait après avoir subi un long choc. Pour dire ce choc qui s’étala sur dix-sept années de bagne, il laisse venir à lui des profondeurs d’un temps interdit de parole les mots les plus fondés. Le fragment de miroir face auquel il se rasait à la Kolyma et qu’il a conservé en souvenir de l’ingénieur Kipreïev-Demidov lui renvoie des images de ses années passées là-haut. Il pleure dans sa chambre d’écriture. Ses pas d’ancien détenu poussant la brouette dans les tranchées des mines d’or de la Kolyma se métamorphosent en mots pesant leur poids d’existence indicible. Ses gestes exécutés à la mine sous la menace du bâton se métamorphosent en mots de vie. Pas après pas, geste après geste, s’élabore cette opération pour laquelle il faut tenir afin de la restituer à la page.
Il est rentré des camps et n’a rien retrouvé de ce qui lui avait appartenu, ni ses archives, ni celles de sa famille, de ses parents. Ses parents sont morts à Vologda, sa ville natale, après sa première déportation aux camps de la Vichéra, son père en 1933, sa mère en 1934. Son père, pope orthodoxe, s’était montré ouvert aux idées de la révolution de 1917, ce qui n’empêcha pas le domicile du pope d’être perquisitionné presque chaque nuit. On exterminait des prêtres, on les déportait.
Aucune trace des papiers, lettres, objets, photos qu’on n’osait trier à cause des larmes qui vous montaient aux paupières. Sa femme n’avait conservé de ses travaux que les textes parus dans des revues. Ce qu’il avait écrit à la main avait été détruit. Cent récits non publiés ont disparu et ses lettres. Il pleure sur la malle brûlée. Les proches sont à la source de ce que l’on brûle. On brûle aussi à cause des enfants. “Des camps, on rentre malade, pauvre et nu.” Il arrive que de nombreuses vies, rien ne demeure. Chalamov constate, ne juge pas. Dans la malle de ses parents, se trouvaient un fichu de sa mère et un paletot de son père. Pour se mettre à écrire, il a besoin de tenir en main un objet, un bout de chiffon.
Sous Staline, toute la population s’espionnait. On vivait dans la peur des perquisitions, des représailles, des dénonciations, des arrestations, une atmosphère qui pourrit les esprits. La responsabilité collective des familles avait été légalisée, entraînant celle des enfants. La peine de mort pouvait être appliquée à partir de l’âge de douze ans. On devenait rapidement un “siglard”, une personne condamnée comme membre de la famille à des peines de camp par mesure administrative sans qu’un tribunal ait à rendre de jugement, puis déportée.
Chalamov qui déclarait faire confiance aux constats écrits, être lui-même un factographe, un chasseur de faits professionnels, ne possède ni constats, ni dossier pénitentiaire, ni archives, ni fiche médicale le concernant. Ce pourrait être l’oubli, ce ne le sera pas. La route que les hommes tracent pas après pas dans la neige ce sera, fragment après fragment, le livre des Récits de la Kolyma. Le sentier merveilleux que Chalamov, devenu aide-médecin dans les dernières années de sa déportation, se fraiera dans la taïga, ce sera la poésie par grandes vagues déferlantes. Survit-on pour écrire un jour, écrit-on pour survivre ?
Il pleure et il crie. Les mots résonnent dans la pièce d’un récit à l’autre, d’une vallée à l’autre, d’une mine de charbon à une mine d’or, d’une forêt à un hôpital, d’un cercle à l’autre. Loin des terres habitables, les camps de concentration essaimaient, le monde lunaire du Goulag semait ses métastases. (Goulag est l’acronyme de Glavnoïé Oupravlenié Isspravitelno-Troudovikh Laguereï : Administration principale des camps de redressement par le travail.)
“Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ?” C’est l’œuvre et le labeur d’un homme qui va en tête, suivi de ses camarades, et qui sue, jure, s’enlise dans une neige abondante et qui avance pendant que des trous noirs jalonnent sa route.
Chalamov a été l’un des premiers à tracer une route nous menant à la Kolyma. Il la trace au crayon de graphite noir sur des cahiers d’écolier non raturés. Le crayon de graphite noir avait à la Kolyma une responsabilité “extraordinaire”. Les topographes s’en servaient pour inscrire sur la roche ou le bois des arbres les indications de mesure, longitude et latitude. Les topographes – Chalamov en fut pendant toute une période – avaient comme mission à la Kolyma de quadriller le vaste espace de la taïga. On mettait “des repères sur les rochers, dans les lits des torrents, au sommet des montagnes dénudées. Et, à partir de ces appuis sûrs, bibliques, on mesure la taïga, la Kolyma, la prison.” La pluie, les larmes ni le sang ne peuvent faire fondre les marques de ce crayon. En revanche, l’encre chimique qui s’effaçait sous l’action des intempéries était interdite au Goulag. Le graphite était “capable de noter tout ce qu’il sait et qu’il a vu...” Il servait aussi à inscrire sur la plaque qu’on fixait au genou ou à la cheville gauche des morts le numéro de leur dossier pénitentiaire.