La méthode de La Méthode

Auteur : Edgar Morin
Editeur : Actes Sud

“Le cosmos s’organise en se désorganisant, ses formes sont issues de la déstructuration, du chaos, des cataclysmes, des interactions désordonnées et aléatoires. Destruction et création s’entremêlent, se combattent et s’entre-fécondent pour produire le devenir du cosmos, mais la vie demeure fragile, précaire, jamais confirmée dans son propre avenir.”

“Je suis arrivé à la conviction qu’en dehors de la complexité, il n’y a qu’automutilation, mutilation d’autrui, mutilation du réel. L’incapacité à accepter la complexité de la réalité conduit non pas à l’irréalité, mais à la simplification forcée de la réalité.
La complexité est aujourd’hui la vertu révolutionnaire.
La révolution qui simplifie la lutte, qui simplifie le modèle, qui simplifie la solution, et qui manichéise tout ce qu’elle touche est réactionnaire.”

“J’ai écrit ce texte dans les années 1983-1984, dans un petit port de la Côte d’Azur dont j’ai oublié le nom. Mon idée était de faire le troisième et dernier volume de La Méthode. Mais les choses ont pris un autre tournant, ce projet est tombé dans l’oubli et j’ai fini par perdre le manuscrit…”

25,00 €
Parution : Avril 2024
415 pages
ISBN : 978-2-3301-8003-4
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Extrait

Nous commençons par la définition de la démarche dite “épisté- mologique” qui est celle de l’examen critique des théories scien- tifiques du point de vue de leur valeur, de leur pertinence, de leur cohérence. Je souscris à l’idée soutenue, entre autres, par Karl Popper que l’expérience, l’observation et l’expérimenta- tion, bref, le contrôle par les faits, ne suffisent pas à valider une théorie, que celle-ci n’est pas un pur et simple reflet des données mais une interprétation organisatrice intégrant les données empi- riques. Cette interprétation organisatrice de la connaissance, qui est elle-même déjà interprétation organisatrice à partir des filtres et structures mentaux, culturels, sociaux, doit être examinée en tant que telle d’un point de vue supérieur à la théorie elle-même.
“Supérieur”, c’est dire que l’épistémologie doit être une connaissance de la connaissance, une théorie de la théorie, une science de la science.
Cela signifie dès l’abord qu’elle doit chercher à connaître les conditions de production et d’organisation de la connaissance et de la pratique scientifiques, c’est-à-dire qu’elle débouche sur des problèmes noologiques (logiques, psychologiques sémantiques, culturels et sociologiques fondamentaux) qui co-texturent et co-structurent tout discours théorique.
Mon entreprise théorique cherche à porter en elle sa propre potentialité auto-réflexive, auto-critique, auto-corrective, c’est- à-dire sa possibilité d’auto-développement au niveau épistémo- logique. Du même coup, elle modifie les conditions ordinaires de l’épistémologie, laquelle a l’habitude de se poser en tribunal logique immuable, extérieur à la théorie, en science suprême du savoir étrangère à ce savoir. Ainsi, lorsque je dis que l’épis- témologie doit adopter un méta-point de vue sur la théorie, je ne veux nullement dire que ce point de vue devra être extérieur à la théorie. C’est plutôt à une auto-réflexion de la théorie sur elle-même que j’invite.
L’épistémologie, on le verra, sera relativisée, ouverte, complexi- fiée, et c’est dans cette relation en boucle, entre connaissance et connaissance de la connaissance, entre théorie et théorie de la théorie, entre science et science de la science, que prend vie ce que j’appelle la “méthode”.
L’épistémologie correspond à une distinction des ordres dans le discours. Il a un premier ordre qui est celui des concepts sans dispositif auto-réflexif systématique et qui sont comme des reflets de l’objet. Ces concepts deviennent objets de réflexion dans l’épis- témologie, c’est-à-dire que l’épistémologie est constituée des concepts qui réfléchissent des concepts, des concepts de second ordre. Le discours théorique sur l’objet de la science devient objet scientifique d’un nouveau discours, méta-théorique et méta- scientifique, un discours à la fois plus ample, puisqu’il doit enve- lopper le discours scientifique, et plus fondamental, puisqu’il doit pouvoir le juger. Ce nouveau discours est plus fondamentale- ment théorique et plus radicalement scientifique au sens où les axiomes qui fondent et contrôlent le discours scientifique seront contrôlés eux-mêmes par un discours dévoilant, fondant, contrô- lant l’axiomatique du discours, et ainsi ses présupposés. Bref, ce discours épistémologique contrôle d’un point de vue supérieur et objectivant le discours scientifique et théorique.
Paradoxalement, l’épistémologie doit être plus intimement présente au cœur de toute théorie scientifique, au cœur de ce qui l’organise (c’est-à-dire, nous le verrons, au cœur de sa para- digmatologie) et elle doit se distancer, trouver un méta-système de référence (pour mieux englober la sphère de la théorie scien- tifique). En un mot, l’épistémologie doit être à la fois auto- approfondissement de la connaissance et méta-dépassement de la théorie. Bien entendu, elle ne peut se situer en un siège au- dessus de toute connaissance, de toute théorie, de toute science, elle est aussi connaissance, théorie, science, et c’est pourquoi elle est connaissance, théorie, science au second degré. Mais c’est un second degré qui implique le premier degré en une boucle auto-organisatrice. Le problème de l’auto-réflexivité et du méta-système de référence s’est déjà rencontré en linguistique, où la notion de méta-langage s’est instituée comme nouveau langage capable de réfléchir le langage devenant objet d’examen (et ainsi de suite, des méta-méta-langages pouvant s’engendrer à l’infini). Sur ce modèle, Gregory Bateson a constitué sa théorie de la communication, qui nécessite une méta-communication pour communiquer sur la communication.
Le problème, ici, est non pas de considérer l’épistémolo- gie disponible sur le marché intellectuel comme étant le méta- système ready-made capable de vérifier toute théorie. Il est de nous demander : comment constituer ce point de vue réflexif d’auto-méta-connaissance ? d’auto-méta-réflexion critique ?
Répétons-le : ce problème ne nous laisse pas désarmés, nous l’avons déjà rencontré, fait émerger, au cours et au cœur de notre élaboration théorique de la vie, conçue comme les deux notions d’auto-éco-ré-organisation, réflexivité et méta-système. En effet, j’ai considéré l’être vivant comme un être auto-référent, capable, à un certain niveau de complexité cognitive atteint par l’homme, de se considérer à la fois comme sujet et objet, de se réfléchir. Nous pouvons alors faire la liaison, au niveau de la connaissance consciente de l’homme, entre l’auto et le méta. L’être auto-référent, capable de se réfléchir, est capable aussi, en utilisant à la fois la référence extérieure à lui (son éco-système et plus largement l’uni- vers objectif ) et la référence intérieure à lui (son propre appareil neuro-cérébral, c’est-à-dire sa propre aptitude auto-réflexive), de faire dialoguer l’auto-réflexivité avec le concept de réalité et avec celui de vérité. Ces derniers concepts sont générés par son appareil neuro-cérébral et sa réflexivité dans la relation avec l’éco-système, ce qui génère la relation sujet-objet. L’être vivant auto-référent est donc en principe capable d’élaborer un méta-système de réfé- rence polarisé d’une part par la réalité auto-référente de sa propre conscience, d’autre part par la réalité éco-référente du monde extérieur. Un méta-système réflexif est constitué ; il est fragile, il est incertain, mais il est l’archétype de tous les méta-systèmes par lesquels la connaissance essaie de se connaître elle-même, la conscience essaie d’être consciente d’elle-même, y compris par la médiation des méta-systèmes épistémologiques. En effet, l’épis- témologie doit se constituer, à la fois dans le dédoublement réflexif de la connaissance sur elle-même (du sujet connaissant sur lui-même) et dans la constitution de la référence extérieure à la connaissance, laquelle est incluse dans la théorie. C’est de cette façon que la démarche épistémologique peut s’effectuer en déve- loppement, passage à un niveau réflexif supérieur (second ordre) de la théorie proposée. Celle-ci peut servir de rampe de lancement pour une description de la description et décryptage du décrypteur à travers quoi la théorie, par auto-méta-réflexion critique, se prolonge et se dépasse, comme déjà dit, en épistémologie.

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