Au soir d'Alexandrie

Auteur : Alaa El Aswany
Editeur : Actes Sud

À Alexandrie, à la fin des années 1950, une bande d’amis se retrouve régulièrement au bar du restaurant Artinos, sur la corniche, pour de longues soirées animées durant lesquelles, l’alcool aidant, ils se plaisent à refaire le monde. Unis par un attachement profond à leur ville – presque un pays à part entière, même pour ceux qui viennent d’ailleurs –, ils sont divisés face à l’actualité nationale et au leader charismatique Gamal Abdel Nasser. Alors que l’Égypte connaît de profonds bouleversements sociaux et politiques, qu’adviendra-t-il de ces femmes et hommes épris de justice, de beauté et d’amour, acquis à la cause – ou à l’illusion – cosmopolite d’Alexandrie ?
Au sommet de son art, Alaa El Aswany compose une fresque humaine et historique tout en chatoiements tragiques, faisant une fois encore résonner avec brio les voix de personnages pris dans une tourmente qui les dépasse : la fin d’une époque.

Roman traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier
23,80 €
Parution : Septembre 2024
432 pages
ISBN : 978-2-3301-9420-8
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Extrait

Si vous allez pour la première fois chez Artinos, on a dû vous prévenir qu’il était impossible d’y trouver une table sans avoir réservé. On a dû vous raconter la mésaventure survenue à d’importantes personnalités égyptiennes ou étrangères : estimant qu’Artinos était un restaurant comme les autres, elles s’y étaient rendues sans prévenir. Le propriétaire Georges Artinos s’était excusé poliment mais fermement puis il leur avait proposé de prendre leur repas au comptoir. Certains avaient accepté, d’autres avaient quitté les lieux, mais tous avaient compris que, chez Artinos, les règles étaient faites pour être respectées. Dès que vous en franchissiez le seuil, vous compreniez que la réputation de ce restaurant était méritée. C’était sans conteste un des meilleurs d’Alexandrie et de toute l’Égypte. Le soir on dînait au son des mélodies d’Aram, un pianiste arménien, et chaque premier vendredi du mois, sans compter les fêtes de Noël, du Nouvel An, de Sham el‐Nessim et de Pâques, il y avait un bal. On pouvait voir sur les murs des photographies des célébrités égyptiennes et internationales qui l’avaient fréquenté : des acteurs de cinéma, des chanteurs, des musiciens, des sportifs et des hommes d’État.
Sur le mur en face de l’entrée, dans un cadre doré, il y avait un grand portrait de Sa Majesté le roi Farouk qui, en 1947, avait fait preuve de sa suprême bienveillance en octroyant au personnel d’Artinos l’honneur d’une visite royale.
Ce jour‐là, le restaurant tout entier avait été privatisé à l’usage du roi, qui avait autorisé l’accrochage de cette photographie commémorative. En 1952, l’armée avait chassé le roi. Le propriétaire s’était alors débarrassé de son portrait et avait mis à sa place une photographie de la même taille des membres du Conseil de commandement de la révolution en uniforme, entourés par la foule. Cette photographie était restée accrochée pendant quelques années jusqu’à ce qu’Abdel Nasser reste seul au pouvoir et devienne président de la République. À cette époque Artinos était mort et c’était sa fille Lyda qui avait pris sa succession. Écoutant les conseils de plusieurs clients, elle avait enlevé la photographie des membres du Conseil de commandement de la révolution et accroché à sa place un portrait grandeur nature du seul Abdel Nasser, dans un cadre dont le prix avait atteint la valeur d’une livre. À l’exception des portraits officiels, le restaurant restait inchangé, toujours au sommet. Bien sûr, certains de ses anciens clients avaient quitté l’Égypte mais la plupart étaient restés fidèles à Artinos. Pour leur part, les membres des nouvelles classes dirigeantes – les officiers et leurs familles – n’aimaient pas ce restaurant. Ils avaient le plus vif désir de mener la belle vie et d’imiter, en tout, les aristocrates. On leur avait accordé gratuitement, ou avec des loyers symboliques, des maisons et des appartements luxueux, arrachés aux “ennemis du peuple” par l’administration des biens sous séquestre. Ils avaient été admis gratuitement dans des clubs renommés comme le Gezireh ou le Sporting. Ils envoyaient leurs enfants dans les écoles les plus prestigieuses. Tout cela était à la disposition des nouveaux dirigeants, mais ils étaient gênés chez Artinos, l’atmosphère leur paraissait étouffante. La carte était rédigée en français sans traduction et les noms des plats étaient si longs et si compliqués qu’il leur était impossible de les retenir et même de les prononcer correctement. Entre le moment où ils entraient et celui où ils payaient l’addition, ils se heurtaient à toute une étiquette qu’ils ignoraient. Tout cela les empêchait de jouir de leur position comme ils l’auraient voulu. Ils évitaient donc Artinos et ils lui préféraient des restaurants orientaux où ils étaient fêtés sans réticence et où ils trouvaient une nourriture qu’ils connaissaient et qu’ils aimaient.

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