Mélancolie des confins: Nord
Sortant de l’hôpital où il est venu rendre visite à une amie chère prise dans les glaces d’un accident cérébral, l’auteur transforme sa mélancolie en promenade dans la nuit précoce de l’automne berlinois, autant pour se réchauffer que pour chasser la tristesse qui l’étreint. Une promenade comme une conversation intérieure, tout en capillarités, qui réinvente la notion de frontières et produit sa définition mouvante, évolutive de la littérature. Récit de voyage imaginaire, archéologie de la mémoire, le premier volume (Nord) d’une cartographie intime et buissonnière de la planète Mathias Enard.
Extrait
Beelitz
Près de Berlin, comme nous sortions de la clinique où nous avions rendu visite à E., alors que la nuit tombait (ciel violet, violent, parcouru d’ombres et du frémissement des peupliers) et que nous mar- chions vers la gare de chemin de fer, un peu hébétés par la tristesse d’avoir laissé E. sur son lit d’hôpi- tal, dans ce long hiver où elle était recluse, un vers de Blanca Varela me revint en mémoire : “Là où tout s’achève, déploie tes ailes*.” Cette intrusion soudaine de la poétesse péruvienne au milieu de la bruine et des arbres sans feuilles, parmi les cen- taines de lacs perdus entre les méandres bleus de la Havel et les péniches chargées de sable de la Spree, à l’ouest de cette marche de Brandebourg creusée en son centre par l’enclave berlinoise, marche où nous nous enfoncions doucement dans la nuit striée de rouge par les automobiles fuyant vers Potsdam, cette apparition brusque de la poétesse de Lima aux longs cheveux noirs me parut à la fois chargée d’espoir et de mélancolie, de promesses d’avenir et de dou- leurs mêlées, tout comme l’état de E. : un change- ment de rythme dans le fil du temps. E. se trouvait dans l’un des rares bâtiments en fonction de ce qui avait été, à la toute fin du xixe siècle, le plus grand sanatorium d’Europe et dont le nom, Beelitz, est aujourd’hui associé aux monceaux d’asperges que produit la contrée. L’asperge aime apparemment les sols sablonneux du Brandebourg tout autant que les hêtres, les tilleuls et les résineux qui peuplent la dense forêt autour de l’ancien complexe hospita- lier, coupée en quatre par la route de Potsdam et la voie ferrée de Berlin vers laquelle nous marchions en silence, les ailes protectrices de Blanca Varela au- dessus de nos têtes, grand oiseau de nuit.
Beelitz-Heilstätten est un ensemble d’une cin- quantaine de bâtiments perdus dans plusieurs cen- taines d’hectares de bois et dont seule une poignée (y compris la clinique, moderne, où se trouvait E.) fonctionne encore aujourd’hui. On s’y promène au milieu des ruines, des toits de tuiles rouges effon- drés, des corniches brisées par le poids de la neige et de l’abandon ; de vieilles carcasses de Trabant sans moteur ni pneus y pourrissent gaiement der- rière des hangars aux tôles défoncées, agrémentant le paysage d’une note de couleur bleue ou verte et rappelant, si d’aventure on l’oubliait, qu’on se trouve en ex-Allemagne de l’Est. La végétation a souvent pris le dessus sur les constructions et au milieu de l’immense parc on tombe sur des édicules grignotés par les rejets de sureau et les ronces, dissimulés der- rière des haies sauvages – toute la science médicale et architecturale allemande du début du xxe siècle nous y apparaissait comme dans un tableau de Schinkel, un paysage imaginaire tristement réel, d’une beauté romantique qui, étant donné la fonc- tion originelle du complexe, accueillir les tubards, avait doublement l’aspect de la Mort. Les nobles édifices de briques, aux encorbellements saillants, aux fiers chiens-assis, évoquaient tour à tour, selon leur taille, des villas de bord de mer ou de grands hôtels de montagne abandonnés et, associés dans l’esprit du promeneur au bacille de Koch et à sa maladie, la tuberculose, ils convoquaient La Mon- tagne magique, la mort de Chopin ou celle de Kafka. Étrange à quel point cet ensemble éparpillé dans la végétation concentrait l’histoire tragique du Brande- bourg – on y avait soigné les blessés pendant la Pre- mière Guerre mondiale ; Hitler lui-même s’y était remis de ses blessures.