Le goût sucré des pommes sauvages : Nouvelles

Auteur : Wallace Stegner
Editeur : Editions Gallmeister

Ross et Margaret roulent sans but précis dans les collines du Vermont que l’automne pare d’une beauté enveloppante. Grisés par cette journée parfaite, ils s’engagent sur un chemin peu passant, qui ne semble plus mener nulle part. Cette campagne ancienne paraît abandonnée de tous. Et pourtant, d’une vieille ferme surgissent une femme, puis sa fille, étrange créature qui entraîne Margaret vers un verger magnifique empli de pommes sauvages.

Telle une invitation à un voyage au fil de la mémoire, cinq nouvelles choisies par l’auteur composent ce recueil évocateur.

Traduction : Eric Chédaille
8,90 €
Parution : Août 2019
256 pages
ISBN : 978-2-3517-8579-9
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Extrait

Ils roulèrent un temps sur une chaussée égale, dont les bas-côtés avaient été creusés par la lame d’une niveleuse. Puis la route obliqua sur la droite, et un écriteau peint cloné à un poteau leur annonça: “Harrow”. Harrow, ils en venaient. Droit devant, en revanche, un chemin peu passant filait entre deux hauts talus pareils à des haies vives. De la petite trouée située à l’embranchement, ils voyaient le flanc boisé de South Maid Hill, les érables teintés par l’automne et, au loin sur la hauteur, un unique arbre écarlate telle une fleur incroyable.
Ross ralentit, le pied sur la pédale d’embrayage.
— Par où je prends?
— Tu n’as qu’à continuer tout droit! lança Margaret.
Par là, cela nous ramènerait à la grand-route. — On risque de s’embourber.
— Il y a des traces de passage.
— Pas tant que ça.
— Suffisamment pour prouver que c’est carrossable.
— Tu es folle, dit-il. C’est l’automne dans le Vermont qui te fait cet effet-là.
Il engagea la décapotable sur le chemin, et Margaret se laissa aller contre son dossier pour regarder le ciel se déverser sur elle en une enveloppante cascade de bleu, parcourue de branches d’arbres et de petits nuages en choux à la crème.
— Comment résister? lui répondit-elle. Des journées comme celle-ci... Tout est empreint d’une quiétude si merveilleusement résignée!
Lui arriva le parfum aigre d’une bouffée de pipe. Elle tourna la tête pour regarder ce personnage hirsute au visage plein de bonté, peintre de son état et, inexplicablement, son mari. C’était tellement bien qu’il se trouvât là, à fumer, ses mains carrées et velues posées sur le volant, et si exquis que cette journée fût telle qu’elle l’était, qu’elle en frissonna avec une sensation presque insupportable de vie et de bien-être.
L’écorce blanche des bouleaux clignotait dans le chatoiement rapide des sous-bois. Le cabriolet franchit une cuvette rendue boueuse par une source, et Margaret sentit une odeur, nette et fraîche, de menthe. De l’autre côté du bas-fond, ils longèrent un mur de pierres sèches qui, très vite, s’incurva vers la droite pour être mangé par d’impénétrables broussailles.
Margaret se tordit le cou pour regarder derrière eux, mais le muret ne réapparaissait pas. Il se perdait dans les bois, délimitant toujours scrupuleusement quelque pâture désormais oblitérée par la végétation, et toute la peine que l’on avait prise à le construire était pure perte, au grand bénéfice des marmottes et des renards.
On ne croirait jamais qu’il puisse y avoir quoi que ce soit d’aussi ancien en Amérique.
La piste était escarpée, rocheuse comme le lit d’un torrent, et des graviers crissaient sous les pneus. On avait élagué les branches en surplomb. À un endroit, pour endiguer le ruissellement, on avait enfoui à demi un rondin en travers des ornières. Au sommet de la montée, une clôture en cèdre refendu émergea d’entre les arbres, en même temps qu’une maison érodée par les intempéries, avec des appentis de guingois et une grange à l’arrière affaissé. Un fox-terrier se précipita vers eux, en donnant furieusement de la voix. Un homme qui travaillait dans un hangar se redressa pour les regarder en silence. Quand ils furent presque passés, Margaret aperçut une femme debout sur le seuil de l’habitation.
L’échappée de prairie glissa vite hors de vue; les bois se refermèrent, érables et hêtres inclinés au-dessus du chemin, épinettes noires empiétant sur l’étroit passage. Une maison aux fenêtres borgnes les dévisagea soudain du centre d’une clairière. En face, de l’autre côté du chemin, une grange s’était écroulée dans une spirale de madriers et de toiture vrillée.
Ils poursuivirent à l’aveuglette à travers la trouée presque effacée et retrouvèrent encore les bois. Des buissons de noisetiers frottaient contre les flancs de la voiture. Des peupliers créaient des intervalles dorés comme des percées de soleil. La piste, ravinée par les pluies, montait avec régularité. Désormais elle ne portait plus que les traces du passage de tombereaux, les empreintes d’automobiles s’étant interrompues à la première grange qu’ils avaient rencontrée.
Sur la gauche, une clôture de barbelés sortit des fourrés pour longer le chemin. Quelque chose se mit à scintiller au soleil à travers une végétation de moins en moins dense et, alors qu’ils débouchaient avec une embardée dans une nouvelle cour de ferme, Margaret remarqua des rapiéçages de fer-blanc sur le toit de la grange comme des couronnes métalliques dans une bouche et nota que le flanc gris du bâtiment était barré du jaune de planches fraîchement rabotées. Même si la fenêtre du pignon incliné de la maison était bouchée par des sacs de toile, la cour présentait des signes d’activité: une scie circulaire bricolée, reliée au moteur d’une vieille voiture et, sous le fenil, une charrette à foin nouvellement montée de roues d’automobile, avec deux pneus à plat.
Ross s’arrêta. Une femme et une fillette approchaient déjà. La femme portait des chaussures trouées et éculées, et ses cheveux auraient eu besoin d’un coup de peigne, mais son visage était plutôt doux et serein. La petite avait quelque chose de fané, avec des traits aigus. Elle marchait à côté de sa mère en tenant ses petits coudes maigres.
Un instant, Margaret eut presque honte de l’image qu’elle et son mari devaient offrir à ces ruraux isolés: l’éclat et le lustre de leur luxueuse voiture, le foulard jaune qu’elle-même retenait autour de ses cheveux, le bracelet de montre en argent au poignet de Ross.
— Bonjour! lança-t-elle, souriante.
— Vous devez vous être perdus, dit la femme en lui rendant son sourire.
— Pas exactement. Nous nous promenons. Nous sommes tombés sur ce chemin et avons décidé de voir où il mène.
— Autrefois, il filait jusqu’à Island Pond.
— Plus maintenant?
— Il continue dans les bois et puis il s’arrête ! déclara la
petite.
Cela avait jailli d’un trait pour se terminer sur un hoquet
de rire effrayé. En l’examinant plus attentivement, Margaret vit qu’il ne s’agissait nullement d’une fillette. Elle ne devait pas faire cinq pieds de haut ni peser plus de quatre-vingts livres, mais, à y regarder de plus près, son visage n’avait rien d’enfantin. Il aurait été impossible de lui donner un âge. Mais ce qui brûlait derrière cette figure pincée et ces yeux timides n’était pas l’esprit d’un enfant. C’était vif et acerbe, médicinal comme des simples de la forêt.
— Qu’est-il donc arrivé à ce chemin? interrogea Ross. Les gens sont tous partis?
La femme se pencha en avant et croisa les bras comme pour engager la conversation.
— Faut croire que oui. Nous autres, ça fait pas plus de trois ans qu’on est arrivés. On n’a pas pu garder notre ferme, là-bas à Willoughby. Ça fait trois ans, Sary, je me trompe pas? Ta dernière année d’école et, ensuite, le temps où tu as fréquenté. Oui, trois ans. C’est bouché depuis bien avant notre arrivée. Ça a été un chemin charretier très passager, de là où vous l’avez pris jusqu’à Island Pond. On est les seuls habitants de ce côté-ci, à présent. Nous et le fils à Will Canby, un peu plus bas.
— Sur quelle distance peut-on continuer? demanda Margaret.
— Sur peut-être un demi-mille. Jusqu’à l’école, en tout
cas.— Plus loin que ça, rectifia la fille. Jusqu’au verger.
— Tu es sûre, Sary? Avec une auto?
Une expression proche du dédain passa sur le visage de
Sary.
— Bien sûr que oui, maman, on y montait quand je fré-
quentais.
— C’était il y a un an, objecta la femme d’un ton dubi-
tatif.
— Ça n’a pas changé.
La mère considéra fugitivement sa fille d’un air où
Margaret vit un mélange d’inquiétude et de satisfaction.
— Sary a eu une grosse déception, commença-t-elle d’une voix douce. Durant plus d’un an, elle est sortie avec...
— Maman, ça va ! la coupa Sary, se détournant à demi. Un ange passa.
— Je suis désolée que mon mari ne soit pas ici pour vous
rencontrer, m’sieu dame, reprit la femme. Il est parti voir s’il ne pouvait pas trouver je ne sais plus quel outil pour la voiture. Ça fait deux semaines qu’elle est en pièces détachées dans la remise, il a pas été fichu de la remonter.
— Nous aurons peut-être l’occasion de faire sa connaissance, répondit Margaret. Nous allons passer l’hiver par ici. Mon mari est peintre et nous sillonnerons le coin en quête de paysages.
— Bon, eh bien, au revoir, dit la femme.
Elle se recula, tandis que Ross enclenchait une vitesse. Elle et sa fille regardèrent côte à côte la voiture s’éloigner. Margaret leur adressa un signe et toutes deux levèrent la main. Puis elles furent occultées par un couloir d’érables séculaires, robustes et tourmentés, dont le feuillage tachetait le soleil de rouge et or.
— Si j’ai bien compris, dit Ross, nous touchons à la fin de notre navigation.
— Juste pour voir, lui répondit Margaret. Ça ne te fait pas drôle de penser qu’il y a encore vingt ou trente ans c’était une piste carrossable avec des fermes tout le long, alors qu’aujourd’hui ce n’est plus qu’un chemin fantôme qui se termine en cul-de-sac au milieu de nulle part ?
— Les fantômes, ce n’est intéressant que jusqu’à un certain point. J’aime mieux peindre des gens que des fantômes. — Même de drôles de petites personnes comme ces
deux femmes?
Il tourna la tête pour la regarder d’un air étonné.
— Que leur as-tu trouvé de drôle ?
— Je ne sais pas, répondit-elle avec le vague sentiment
de se faire rembarrer. Peut-être qu’elles ne le sont pas tant que ça, après tout.
Dans la cour d’une autre ferme abandonnée, juste au-dessus de la carcasse d’une école à classe unique condamnée par des planches, un grand orme fendu en deux barrait le passage. En contrebas de la maison, la vue embrassait une pente douce plantée de pommiers noueux, puis le plissement multiple des collines.
À côté des bois rampants et du vide aveugle de la ferme, et contrastant avec un délabrement anarchique, ce verger conservait sa belle ordonnance. Même si les extrémités n’étaient plus taillées et foisonnaient, les troncs paradaient toujours là où les ouvriers agricoles les avaient alignés pour la revue et, entre leurs feuilles clairsemées, pendait une production incroyablement abondante de petites pommes rouges qui mûrissaient pour n’être jamais récoltées.
Ross demeura un moment immobile, à considérer le paysage, puis, avec un grognement, il prit son chevalet et ses aquarelles sur la banquette arrière.

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