Les bassines
Monsieur Tartar. Vous pouvez passer dans mon bureau ? Le couperet est tombé. L'invitation à passer dans le bureau me condamne à la mauvaise nouvelle. Mille choses me traversent au moment où je m'empare de mon sac ; et d'abord, fiché dans le corps, un "Ça y est" de surprise et d'angoisse, où s'engouffrent la révélation de l'absurdité de nos existences et la conviction d'être, en ce jour, à cette heure et en ce lieu, face à un sacré rendez-vous de la vie. Le docteur Fanta me fait entrer dans son bureau, mais sans m'inviter à m'asseoir. Je reste debout. L'annonce se fera là, entre deux portes.
Extrait
Jeudi 29 octobre 1998, saint Narcisse. Aïe. Un coup de couteau dans le ventre.
J'entre dans le cabinet du docteur Boldiet-Rouffey. La cinquantaine généreuse, un visage rond, souriant, surmonté d'un chignon de cheveux poivre et sel, un sous-pull à col roulé beige agrémenté d'un collier d'ambre, et cet oeil malicieux, définitivement curieux de la vie, qui la rend tout de suite sympathique. Elle me tend une main énergique : Alors, l'artiste ?
Je m'avance, prends place dans le fauteuil de gauche, devant un bureau noir avec plaque de verre, sous laquelle elle a glissé quelques cartes postales, sans cloute envoyées par des patients fidèles. Ici, tout est simple, fonctionnel, pas d'étalage esthétique, ni de déco surfaite.
- Qu'est-ce qui vous amène ?
La voix est calme, posée, le ton légèrement enjoué. Elle semble heureuse de me voir, comme si ma présence trompait l'ennui de l'après-midi. Comme souvent, je n'ai pas attendu, il n'y avait pas de patient avant moi. Que fait donc le docteur Boldiet-Rouffey dans son cabinet, lorsque personne ne vient la voir ? Et pourquoi donc y a-t-il si peu de monde dans sa salle d'attente ? Certes, Alain et moi y croisons parfois un ou deux malades, ou bien nous entendons le docteur raccompagner quelqu'un ou bien encore, une fois en consultation, nous entendons la sonnette de la porte annonçant l'arrivée d'un patient, mais le fait est que ce cabinet médical est peu fréquenté. Peut-être est-il mal situé, dans une rue peu passante, au rez-de-chaussée d'un immeuble de standing, caché derrière un parterre de pelouse et d'arbustes. Pas facile à trouver ! Alain pense que la vraie raison est ailleurs. Le docteur Boldiet-Rouffey est une personnalité atypique, qui ne s'embarrasse pas d'un quelconque rôle à jouer et qui apparaît à ses patients telle qu'elle est : une femme simple, en empathie avec son siècle, cherchant parfois dans l'ésotérisme les réponses aux questions existentielles que se pose tout un chacun. Sans doute, avec son intérêt pour l'astrologie et ses incursions chez les anges, vient-elle heurter la sensibilité guindée des habitants de ce quartier résidentiel. Ajouter à cela un goût prononcé pour l'échange et la discussion, et la voilà cataloguée bavarde, ce qui achève de lui enlever la crédibilité accordée habituellement au médecin par les gens sérieux. Et c'est exactement pour ces mêmes raisons, son non-conformisme et son côté bohème, que nous l'avons adoptée, Alain et moi, autant, je crois pouvoir le dire, qu'elle nous a adoptés. Alain me dit s'engager avec elle dans des discussions à bâtons rompus, tour à tour légères et profondes, ce qui manifestement lui fait beaucoup de bien, vu la mine réjouie qu'il arbore au retour de ces consultations : Qu'est-ce qu'on a ri ! (...)