La machine
Un roman virtuose qui nous entraîne dans l'esprit d'un homme pris au piège, condamné à la construction d'une mystérieuse machine et cherchant désespérement à comprendre la vérité.
Présentation de l'éditeur
Là, dans cette pièce, il doit construire la machine. Pour qui ? Ce n’est pas très clair. Mais il doit construire vite s’il veut que sa famille s’en sorte saine et sauve, ils ont été très précis sur ce point. Pourtant, tout cela semble un peu irréel. Cette salle où il est enfermé. Ce projet délirant. Cette menace confuse. Et comment s’est-il retrouvé là ? Il en viendrait presque à douter de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent et de ce qu’il croit savoir.
Mais si tout cela n’est qu’hallucination, alors que se passe-t-il vraiment ?
Premier roman virtuose, La Machine place son lecteur dans l’esprit d’un homme qui recherche éperdument la vérité dans un monde où toutes les certitudes semblent pouvoir s’évanouir comme les plus fugaces des rêves. Et si l’illusion valait mieux que la réalité.
Extrait
C’était une promesse de boulons, de vis, de clous et d’électricité. Quand on se penchait dessus et qu’on reniflait, on pensait à ces odeurs de vieilles machines à écrire. Une Underwood, une Olivetti, peut-être une Japy. Une espérance d’huile en tout cas. D’huile et de cadrans, de roulements à billes et de leviers. Il tourna autour de la machine, vérifia la présence des condensateurs, celle de la grande mécanique générale, tira doucement la ficelle en faisant jouer la poulie sur son axe. La courroie du centre était bien entraînée. Un rayon de soleil perla sur l’établi. Il avait parfois l’impression que ses gestes devenaient mécaniques, la chair ayant troqué sa chaleur molle pour un froid minéral. Il était en prise avec un quotidien d’intérieur, un huis clos d’habitudes qui tentait de s’épanouir dans cet atelier au poêle éteint. Des tabourets. Un grand câble dont il avait oublié la fonction sur lequel pendaient d’étranges ustensiles. Un transat taché, un tableau en liège où étaient punaisées des coupures de presse, des photos, des choses indéfinies. De la sciure, des bidons d’essence dans un coin du local. Au plafond, une ampoule. Chétive. Et puis aussi une nappe pliée sur une chaise. Une grande affiche publicitaire pour une marque d’eau minérale sur laquelle une plage ensoleillée et une mer turquoise invitaient à la paresse. Un ordinateur et deux écrans perpétuellement allumés, un calendrier avec une femme à poil à la rousseur farineuse. Aisselles en creux nus sous son sourire pâle, amicalement éphémère. Aisselles en creux nu. Un jour, on l’avait mis là, dans cet atelier qu’il ne connaissait pas. Ceux qui l’avaient torturé lui avaient dit qu’il n’avait plus à s’en faire, qu’il lui suffisait de suivre leurs instructions à la lettre et de construire la machine pour retrouver la liberté. Retrouver sa femme et ses gosses, en otages quelque part, loin derrière le vasistas graisseux qui lui tenait compagnie dans les hauteurs du plafond. Aisselles en creux nu. Une espérance d’huile. Il trafiqua le duplicateur de vitesse, posa une bâche sur la partie en métal. Il n’aurait su dire quelle heure il était, ni comment passait le temps. C’était un temps d’atelier avec quelques références solaires, des critères lunaires parfois. Et puis… il avait arrêté de compter au bout de deux mois, quand il avait su qu’il ne sortirait jamais de ce lieu qu’il ne connaissait pas ou plutôt dont le jamais avait été hypothéqué à une décision fantomatique. Certes, quelques mythologies tristes vociféraient encore dans son orgueil rayé quand il s’était acclimaté à la peur, des aventures intérieures, des souvenirs de jeunesse qui lui tenaient chaud quand la solitude était trop forte mais il n’avait plus aucun repère dans le temps. D’un soupir, Alain actionna la manette, pianota sur le clavier de l’ordinateur, contempla d’un œil torve les diagrammes qui s’affichaient. Un grondement se fit entendre. La machine s’ébroua dans un fracas étourdissant. On eut l’impression d’un gros objet en pleine crise d’apoplexie essayant de cracher une pastille qui lui obstruait les moteurs auxiliaires : tentative d’éternuer des années de labeur. Au début de son enfermement, quand il avait ouvert les yeux devant un plateau-repas anonyme, Alain avait cherché à rétablir la vérité en pourchassant de vieux démons qu’il s’était inventés, des spectres abrutis par le présent, mettre des images à l’amnésie qui l’avait cueilli à froid. Quatre mois à s’acharner sur cette machine dont il ne comprenait toujours pas les tenants et les aboutissants, son utilité, même s’il savait dans le fond qu’il s’agissait d’une arme de guerre, qu’elle avait un lien avec la mort. Il attrapa le scalpel qui dormait sur la table du fond, ouvrit l’intérieur de sa main avec un calme malsain. Une longue fissure sanglante partit du mont de Saturne et rejoignit le poignet. Il observa l’hémoglobine recouvrir sa peau, tsunami engloutissant un monde carné à jamais disparu sous le rouge des ferrailles.