Glaise
Dans un village des Monts du Cantal, les hommes sont partis pour la Grande Guerre. Un jeune garçon se retrouve en charge de la ferme familiale et va découvrir l’amour, tout comme la noirceur du monde.
Présentation de l'éditeur
Au cœur du Cantal, dans la chaleur d’août 1914, les hommes se résignent à partir, là-bas, au loin. Joseph, tout juste 15 ans, doit prendre en charge la ferme familiale avec sa mère, sa grand-mère et Léonard, vieux voisin devenu son ami. Dans la propriété d’à-côté, Valette, tenu éloigné de la guerre en raison d’une main atrophiée, ressasse ses rancœurs et sa rage. Et voilà qu’il doit recueillir la femme de son frère et sa fille venues se réfugier à la ferme. L’arrivée des deux femmes va bouleverser l’ordre immuable de la vie dans ces montagnes.
Roman d’amour et de fureur, Glaise confirme l’immense talent de son auteur à mettre en scène des êtres humains aux prises avec leurs démons et avec les fantômes du passé. De livre en livre, Franck Bouysse s’impose comme une voix incontournable de la littérature française contemporaine.
Extrait
Ce qu’il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s’étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s’étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l’anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent. Assise sur le rebord du lit, Marie attendait, redoutant le moment où l’orage serait au-dessus de la ferme. Elle enflamma la mèche de la lampe à pétrole posée sur le chevet, chaussa ses lunettes rondes au cerclage rouillé, puis se leva pour effacer la distance qui séparait le lit de la commode en chêne, sept pas de vieille femme. Ouvrit le tiroir du haut, et en sortit un coffret métallique fermé à clé. Tout ce qu’elle aurait pu faire les yeux fermés. Elle quitta la chambre avec le coffret, referma la porte pour éviter les courants d’air et rejoignit la cuisine à la lueur de la lampe, puis déposa le coffret et la lampe sur la table, s’assit, contrariée de voir que les autres ne fussent pas déjà debout.
La pâle lueur faisait danser les rides dans l’écorce de son visage et, derrière les verres de ses lunettes, on devinait ses petits yeux dirigés sur ses mains jointes. Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l’infini. Maintenant que l’orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l’arrêter. À chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d’elle. Victor et Mathilde entrèrent, enjambèrent le banc et s’assirent face à la vieille femme, sans un mot. Marie releva la tête sur son fils, le regard dur.
– Pourquoi il est pas là ? demanda-t-elle sèchement.
– On n’a pas voulu le réveiller, dit Victor.
– T’aurais dû. Victor lança un regard las à sa mère.
– Il dort, il sera bien temps, dit-il. Marie déplia ses mains et avança le buste, comme si elle eût voulu donner plus de poids à ses paroles.
– Qu’est-ce que t’en sais ? interrogea-t-elle.
– La… elle peut pas tomber deux fois au même endroit, tout le monde sait ça. Marie crocheta ses doigts autour du coffret, petits bouts de corde noués de phalanges zébrées de crevasses
brunes.
– Parce que c’est toi qui décide où elle tombe ?
– C’est pas ce que je voulais dire…
– S’il était à cette table, je suis pas sûr que t’aurais osé.
– Excuse-moi. Mathilde ne disait rien, n’écoutait pas, apparemment insensible à l’orage maintenant suspendu au-dessus de la ferme. Elle semblait absente, son joli visage sali par la peur, une autre peur engendrée par un autre orage à venir. Un premier éclat de lumière empli de bruit transperça la fenêtre. Tout le monde se tut.