Tuer le fils
Un père est assassiné le lendemain du jour où son fils sort de prison. Le coupable est-il à aller chercher dans cette relation pleine de non-dits entre les deux hommes ? L'inspecteur Cérisol et son équipe n'en sont pas si sûrs...
Présentation de l'éditeur
Matthieu Fabas a tué parce qu’il voulait prouver qu’il était un homme. Un meurtre inutile, juste pour que son père arrête de le traiter comme un moins que rien. Verdict, 15 ans de prison. Le lendemain de sa libération, c’est le père de Matthieu qui est assassiné et le coupable semble tout désigné. Mais pourquoi Matthieu sacrifierait-il une nouvelle fois sa vie ? Pour l’inspecteur Cérisol chargé de l’enquête et pour ses hommes, cela ne colle pas. Reste à plonger dans l’histoire de ces deux hommes, père et fils, pour comprendre leur terrible relation.
Derrière cette intrigue policière qu’on ne lâche pas, ce nouveau roman de Benoît Séverac nous parle des sommes de courage et de défis, de renoncements et de non-dits qui unissent un père et un fils cherchant tous deux à savoir ce que c’est qu’être un homme.
Extrait
Matthieu Fabas venait de demander à parler à son avocat et le commandant Cérisol savait ce que cela signifiait : il l’avait ferré, il ne lui restait plus qu’à porter l’estocade.
Solliciter un conseil juridique avait un seul but : retarder l’échéance. C’était une manière de reprendre son souffle, mais autant essayer de respirer sous l’eau. L’air ne viendrait pas. Au contraire, les poumons allaient se remplir de liquide et l’inspiration suivante entraînerait la noyade.
Chez Cérisol, cet instant d’excitation fut immédiatement suivi d’une espèce de mélancolie, comme un blues post-coïtal.
Il aurait dû exulter. Il avait lentement et méthodiquement accumulé les preuves contre Matthieu Fabas, il l’avait acculé, il allait à présent obtenir des aveux ; et si ceux-ci ne venaient pas, il avait assez d’éléments à charge pour transmettre son dossier à un magistrat qui prononcerait sa mise en détention provisoire.
Mais la nature de Cérisol était ainsi faite qu’il n’arrivait pas à se réjouir de la victoire de son équipe. Voir Matthieu Fabas se débattre dans la nasse ne lui procurait aucune jouissance. Au fond, il n’était qu’un gamin ; un pauvre gosse maltraité, débordé par sa haine pour son père.
Le scénario de son existence avait été monté à l’envers dès le départ. C’est le père qu’on aurait dû mettre derrière les barreaux quand Matthieu n’était encore qu’un enfant, avant qu’il soit trop tard pour tout le monde. Ça aurait évité à Matthieu de souffrir, à son père de mourir assassiné ; ça aurait fait gagner du temps à la police et aux tribunaux, économiser de l’argent au contribuable. Seulement voilà, il aurait fallu que quelqu’un ait le courage de signaler les agissements d’un voisin ou d’un ami à la police. Il aurait fallu se dire que ça tournerait vinaigre, un jour ou l’autre, et qu’il était encore temps de faire quelque chose.
A chaque fois c’était pareil. Jean-Pierre Cérisol regrettait presque d’avoir eu raison. Pour un peu, il aurait dit « Désolé » à Matthieu Fabas.
Celui-ci s’était recroquevillé sur sa chaise et retenait ses larmes. Il fixait rageusement le sol d’où dépassait l’anneau métallique auquel il était enchaîné. Au final, il ne serait pas resté dehors très longtemps. Après une semaine de liberté, il repartait en prison.
Cérisol observa ses collègues. Nicodemo montrait des signes de lassitude. Le genre humain était décevant et il n’en n’était plus surpris. Il s’étonnait peut-être de continuer à en être affecté. Pourvu que cela dure, estimait-il ; tant qu’il aurait cette capacité à s’émouvoir, tout n’était pas fichu.
Grospierres, lui, semblait dubitatif. Il avait espéré que l’enquête fût bouclée rapidement, et maintenant qu’elle l’était, elle lui laissait un goût amer dans la bouche. Une impression d’inachevé, ou de temps qui file trop vite. Il se sentait moins léger tout à coup, comme s’il venait de prendre conscience que chaque cas résolu au cours de sa carrière lui ôterait un peu plus de son innocence.
Il y avait des prévenus pour lesquels le commandant Cérisol ressentait du mépris ou de l’inconfort, parfois de la colère ; Matthieu Fabas n’entrait pas dans cette catégorie.
Difficile d’expliquer pourquoi. Peut-être à cause de la résignation que Cérisol lisait sur son visage. Les causes et les conséquences de ses tribulations sur cette terre lui échappaient ; il n’en avait ni le contrôle ni la jouissance, alors à quoi bon se plaindre des désagréments ? Il n’était que le rouage d’une mécanique actionnée par d’autres, dont son père, lui-même broyé par elle.
Parfois, flic et criminel avaient en commun leur solitude et leurs désillusions, mais leurs destinées les séparaient et il fallait bien que le premier confonde le second, coûte que coûte. Cérisol ne partageait pas le sort de Matthieu Fabas, mais ce soir, il se sentait comme un acteur accablé au moment du clap de fin.
- Voulez-vous un café ? demanda-t-il à Matthieu Fabas.
Celui-ci fit non de la tête.
- Un verre d’eau, par contre, je veux bien.
Il était courtois. Il n’avait pas dit « s’il vous plaît » mais le ton y était. Il en voulait au sort, à son père et peut-être à lui-même, mais pas aux policiers. Cérisol ne pourrait même pas s’appuyer sur l’animosité du jeune homme pour se débarrasser des scories de cette affaire.
Il préférait de loin les prévenus repoussoirs, ceux qui vous insultent, crachent au sol ou même urinent contre votre bureau pour vous montrer ce qu’ils pensent de la police et de la justice… Ceux-là, deux ou trois verres de vin suffisaient à les oublier.
Matthieu Fabas serait plus difficile à ranger parmi les affaires classées.