Le fantôme du cinéma français
Bernard Natan, émigré d'origine roumaine, a 34 ans quand il fonde sa première société de production cinématographique. Entrepreneur visionnaire, passionné par le 7ème art et certain de son essor malgré les crises économiques et politiques de l'entre-deux guerres, il investit sans relâche, modernise, transforme en précurseur. Production, diffusion, premiers films parlants, importation des dessins animés de Walt Disney en France, il est de toutes les avancées modernes du grand et du petit écrans, à l'instar des Goldwyn, Mayer et Warner américains. Il acquiert en 1929 le groupe Pathé qu'il tentera de sortir de la faillite. Ses difficultés économiques, les attaques constantes des médias et une cabale publique sur fond d'antisémitisme, le conduiront à son emprisonnement en 1939 puis à sa déportation en 1942, jusqu'à sa mort dans le camp d'Auschwitz. Personnage fascinant et pilier français du cinéma des années 1920 et 1930, Bernard Natan deviendra le monstre sacré oublié du cinéma, l'investisseur génial dont la mémoire fut sacrifiée aux heures noires de l'Histoire.
Extrait
Il fait frisquet sur Paris en cette soirée du mardi 18 janvier 1927. Le thermomètre semble trouver un malin plaisir à descendre au-dessous de zéro. Les Montmartrois de la rue Francoeur choisissent de rester calfeutrés chez eux. Quitte à manquer le spectacle. Celui des voitures de luxe et des véhicules de fonction qui, dans un ballet bien réglé, s’arrêtent devant le no 6 pour y déposer gentes dames et gents messieurs habillés d’élégance. L’étroitesse de la rue interdit les manœuvres. Chaque chauffeur doit repartir sitôt son gracieux équipage débarqué.
Ces gens chics franchissent la grille faite de fer forgé du no 6, puis traversent une longue cour exiguë où les attend la parade des festivités. L’événement est d’importance. Culture et économie vont progresser d’un grand pas. D’où la présence de quelques noms connus.
Du côté des officiels, les observateurs agréés peuvent reconnaître l’épaisse moustache de Paul Painlevé, ci-devant ministre de la Guerre depuis maintenant deux ans, ce qui constitue presque un record. Vient-il inspecter une usine d’armement ? Point du tout. Ce mathématicien se passionne pour ce nouvel art qu’est le cinéma. Il a, dit-on, insisté pour représenter le gouvernement. Il est vrai que le président du Conseil, Raymond Poincaré, a d’autres chats à fouetter que de s’amuser face à des images animées. Quant au président de la République, il se prépare à aller inaugurer au Grand Palais la septième exposition internationale du caoutchouc qui lui paraît autrement plus importante.
Le ministère du Commerce est représenté par Edmond Laskine, chef de cabinet de Maurice Bokanowski qui a l’air de se désintéresser complètement du cinématographe, oubliant que cet art est aussi une industrie.
Parmi les autres convives se distinguent Louis Aubert, de la maison Gaumont, Jacques Pathé, neveu du grand Charles, John Maxwell, président de la société de production britannique Wardour, Henry Shilton de chez Kodak… Des réalisateurs français de renom ont répondu à l’appel, dont Henri Diamant-Berger et Raymond Bernard.
Mais la plupart des regards sont comme aimantés par la beauté de la comédienne américaine Edna Purviance à qui la trentaine va si bien. Le grand public la connaît surtout en tant que partenaire de Charlot ou, pour les puristes, Charles Chaplin. Une quarantaine de films répartis sur dix ans, dont l’inoubliable le Gosse (The Kid dans sa version originale). Edna sait-elle que sa carrière est presque terminée ? Elle ne reviendra au cinéma que vingt ans plus tard, pour de simples apparitions, à la demande de Chaplin, son mentor.
Du beau monde, donc, au 6 de la rue Francoeur. Un monde qui a l’esprit ailleurs, dédaignant pour une soirée l’état de santé de la princesse Charlotte, impératrice du Mexique. La tante du roi des Belges se meurt. Une pneumonie galopante. Elle a perdu connaissance. « Les médecins considèrent qu’une issue fatale peut se produire à tout instant », rappelle une presse accablée. Comparativement, le reste – les échauffourées en Chine, les atermoiements en Allemagne… – n’a que peu d’importance. Même la présentation des nouvelles collections dans la haute couture passe au second plan.
Mais il est temps de se distraire.
Bernard Natan, maître des lieux de ce no 6, est aux anges. Il connaît bien l’endroit, comme il connaît bien le quartier puisqu’il a habité au 85, rue Caulaincourt, distant d’à peine cinq minutes à pied.
Cette journée est pour lui une forme de consécration. Durant ces quelques heures, il est « le roi de Paris ». Il serre les mains avec un sourire sincère, invite chacun à entrer dans son studio.
Car tel est le but de la venue de cet aréopage : inaugurer des studios de tournage cinématographique. Les anciens bâtiments du Grand Bazar ont été chamboulés de fond en comble. Place au spectacle ! Désormais, tout y est flambant neuf, dernier cri de la technique. Il était temps, nombre de cinéastes se plaignaient de devoir cavaler en banlieue – et particulièrement à Joinville – pour immortaliser leurs œuvrettes. Certes, la rue Francoeur n’est guère facile d’accès dans ce Montmartre qui ne cesse de monter et semble ne jamais vouloir redescendre, mais cela reste cependant plus aisé que d’aller se promener hors des fortifications. Et puis, ici, on va bénéficier de tout le confort moderne.
Natan n’a pas lésiné sur les moyens. Il a souhaité ce qui se fait de mieux et l’a obtenu. Non sans mal, d’ailleurs. Les travaux devaient être achevés en septembre, le dernier coup de peinture date d’à peine quelques heures. On est prié de ne pas mettre ses mains sur les murs.